Quel regard porte une armée victorieuse sur un pays conquis ? Un choix de lettres adressées par des soldats allemands sur le sol français de 1940 à 1945 nous raconte une autre guerre, complexe et multiple.

comme un allemand en france

Il est des livres dont la parution coïncide étrangement, et par hasard, avec l’actualité. On ne peut aucunement évoquer le sens d’opportunité éditoriale avec la parution de Comme un Allemand en France puisque cet ouvrage est une réédition, revue et augmentée, d’un livre paru une première fois en 2016.

LETTRES TRANCHEES
Lettre du soldat Ange Filippi à sa famille, décrivant les conditions réelles de la guerre : « J’ai été surpris dans une tranchée (fossé) avec de l’eau dans la bouche (…) et les balles sifflaient autour de moi… » (11 mars 1915). AN,700AP/PA_099. © Archives nationales.

Il y est question d’une armée en guerre qui envahit un territoire étranger et des lettres adressées par ces soldats vainqueurs à leurs familles, leurs proches. L’armée est l’armée allemande, la Wehrmacht, le territoire occupé est celui de la France. La correspondance en temps de guerre a fait l’objet de nombreux ouvrages et on se souvient du succès prodigieux des différentes éditions des Lettres de poilus récoltant des souvenirs des soldats français lors de la Première Guerre mondiale.

C’est cette même opération qui est réalisée ici, mais cette fois-ci en Allemagne, sous l’instigation d’un écrivain romancier, Walter Kempowski, qui prit l’initiative de récolter des missives lors d’un appel public lancé en 1994, et dont l’opération dura 20 ans.

correspondances guerre
© Crédit photo : Archives MuseumPlus

Petit florilège de ces archives, cet ouvrage offre un regard inédit sur notre pays, vu par des étrangers et une vision d’un vainqueur, sans faille en 1940, mais dont on devine les doutes progressifs au fur et à mesure des années d’occupation et notamment à partir de la création du front de l’Est qui va bouleverser l’équilibre des forces.

Heinrich Böll
© Copyright: Heinrich Böll Fotoarchiv. http://www.heinrich-boell.de/. Extrait de lettre d’Heinrich Böll à sa mère, 19 juillet 1942.

La plupart des lettres choisies parmi 90 000 missives ont été adressées par des soldats anonymes, dont quelques lignes utiles nous dressent un bref portait, à l’exception d’extraits de courriers des écrivains Ernst Jünger et Heinrich Böll. Étrange sentiment de lire, en 1940, des courriers relatant fréquemment l’état de saleté, de désorganisation de notre pays comme un symbole de la relativité du sentiment de perfection et de grandeur d’un peuple placé sous le regard d’un vainqueur se croyant lui-même parfait et supérieur.

correspondance guerre
Photo de Hilmar Pabel, 1944 parue dans Signal 18/1944. Un soldat allemand écrivant, 1944. HILMAR PABEL/AKG-IMAGES/ULLSTEIN BILD.

D’un côté l’ordre, l’organisation, le sérieux, la rigueur. De l’autre la fainéantise, la luxure. Une vision inversée démontrant la naïveté d’un patriotisme de bazar où la réalité se heurte parfois à l’idéologie. Les femmes françaises se maquillent, sont coquettes, un peu dépravées en fait au regard des soldats allemands, mais elles leur apparaissent aussi belles dans ce jeu de contradictions de la vie quotidienne : la femme allemande se doit être exclusivement une mère de famille selon les nazis, mais la femme française est quand même bien séduisante..

Certains courriers sont glaçants, nauséabonds, empreints de l’idéologie nazie, y compris chez de jeunes soldats. Jusqu’à la fin, ces idéologues croient en la victoire de leur régime contre toute réalité. D’autres, par contre, laissent transparaître une gêne, un malaise à l’encontre de traitements imposés à la population française. Les non-dits, non-écrits, sont presque aussi importants que les mots transcrits et les notes riches et synthétiques des historiens sont essentielles pour expliquer ce décalage entre les écrits et la réalité historique.

OCCUPATION PARIS
L’auteur de la photo n’a pas été identifié.

La censure, la volonté de fermer les yeux sur leurs exactions taisent les horreurs commises. Pas de rafles, pas de tortures, le port obligatoire des étoiles jaunes est peu évoqué. Une mise en abîme vertigineuse entre cécité volontaire ou ignorance. La guerre serait propre, presque propre. Déjà une manière de réécrire l’histoire pour cacher, se cacher, derrière une réalité implacable et la démonstration de la nécessité de ne pas se contenter de témoignages directs. La vision d’une armée bien accueillie par un peuple sale laisse place au fil des mois à celle d’un rejet de la population française de plus en plus présent, d’un questionnement de l’utilité de la guerre, de son prix.

Le vainqueur en villégiature dans un pays étranger, faisant ses emplettes pour sa famille sous le regard d’une population bienveillante, s’efface pour dévoiler, dans un glissement imperceptible mais remarquable, un soldat soumis au doute. Le miroir se retourne et les perspectives s’inversent. Cette évolution est l’un des attraits majeurs de ces lettres qui tendent de plus en plus vers l’intime.

De nombreuses photos prises par l’occupant, des fac-similés ou des dessins complètent cette vision extérieure et apportent un éclairage fort, car différent, sur ces quatre années de guerre. Le Bien et le Mal, le Juste et l’Injuste : ce recueil, quatre-vingts ans plus tard, révèle de la manière la plus claire possible les dangers d’un nationalisme outrancier et d’une vision manichéenne du monde. Tolérance et relativisme éclairent cette lecture passionnante. Et malheureusement d’actualité.

Comme un Allemand en France d’Aurélie Luneau, Jeanne Guérout et Stefan Martens. Éditions Iconoclaste. 320 pages. 26,90€. Première parution le 12 octobre 2016, édition revue et augmentée le 17 mars 2022.

Retrouvez ici l’exceptionnel film de Jacqueline Veuve : Lettres de Stalingrad. Depuis Stalingrad, à la veille de la défaite de 1943, des soldats allemands écrivent des lettres à leurs familles. Jugées par trop pessimistes par la censure du quartier général, elles n’ont jamais été distribuées. Retrouvées après la guerre, certaines d’entre elles ont été éditées. À partir d’archives filmées allemandes et russes et de photos tirées de Signal (revue allemande de propagande diffusée dans les pays occupés par l’Allemagne), Jacqueline Veuve réalise un film émouvant et tout en nuances, destiné aux élèves du cycle d’orientation de 1972. Entre 1971 et 1987, la célèbre documentariste Jacqueline Veuve réalisera douze films pour TVCO et le DIP. Dix d’entre eux sont d’ores et déjà disponibles ici sur ARCHIPROD.

Il existe de nombreux sites pour recenser et honorer les soldats de toutes nationalités morts pendant une guerre, en voici un : http://memorialgenweb.org/

La correspondance qui suit est extraite de ce forum : https://www.passionmilitaria.com/t109389-traduction-de-lettres-de-soldat-allemand

Lettre front russe
Archive issue du forum Passion Militaria https://www.passionmilitaria.com/t109389-traduction-de-lettres-de-soldat-allemand

Traduction de la lettre : « Russie 30. X. 1943. Cher frère ! Russie, toi voleuse de ma jeunesse, maintenant tu m’as à nouveau dans tes griffes. Je voulais ainsi titrer cette lettre. Oui, cher Hermann, depuis hier matin je suis à nouveau dans ce pays des Russes. Après beaucoup d’obstacles et de difficultés j’ai pu enfin à nouveau rejoindre mon unité. Personne n’était plus heureux que moi, après un tel voyage, d’être à nouveau avec les camarades. Naturellement j’aurais préféré rester dans notre cher foyer, mais tout dans la vie à une fois une fin, et ainsi devait aussi arriver pour moi la séparation du cher foyer. La permission était simplement trop belle, le merveilleux temps, les chères montagnes du pays et les forêts avec leur splendide parure automnale. Dommage que sur tout cela planait l’ombre de la perte de notre cher frère Norbert. C’est pour nos chers parents oui certainement très dur, et pourtant j’étais stupéfait de leur retenue et attitude dans cette épreuve. Certainement que Maman, surtout elle, ne voulait pas me prendre la joie d’être en permission, ou ne pas l’assombrir. En tout cas, à la maison, je me suis bien remis et de cette permission je vais encore longtemps bâiller. Pendant la dernière semaine j’ai encore passé deux agréables journées chez les « beaux-parents » c’est-à-dire chez mon amie. Les adieux à la maison n’ont pas été très agréables ni pour les parents ni pour moi. Mais mon amour m’a accompagné de Freientrop jusqu’à Hagen. À Hagen nous avons été surpris par une alarme pour attaque aérienne et mon train est parti à 21h. Je n’ai pas besoin de raconter comment je me suis senti pendant le trajet. Le train était très en retard et j’ai raté ma seule correspondance. Un train S F a été supprimé et ainsi toute ma feuille de route à était chamboulée. De Sagan je t’ai encore écrit une carte qui espérons est arrivée en ta possession. À la place du 25 je suis seulement arrivé le 27 à Kowel. Je m’étais fait faire au sujet de ce retard une attestation par la kommandantur de la gare, ainsi je n’ai eu aucun problème ni a Kowel, ni dans mon unité à cause du dépassement de la permission. Au contraire j’ai été chaleureusement accueilli à la batterie et on était content que je sois de nouveau là. Notre adjudant de compagnie a été toutefois déçu quand je lui ai répondu négativement à sa question au sujet de mes obligations, mais le chef avait de la compréhension pour ma situation. On m’a décerné le même jour l’insigne d’assaut promis. J’en suis aussi fier que si j’avais reçu la croix de fer, au contraire je préfère celui-ci. Pendant mon absence il s’est passé toutes sortes de choses pénibles, mais en ce moment c’est relativement tranquille ici. Le Russe semble avoir retiré des forces dans ce secteur pour ? (un mot que je n’arrive pas à déchiffrer, sans doute une ville russe). Espérons que dans l’hiver qui arrive, nous ne devrons pas assister au même théâtre que l’année dernière. Les conditions climatiques sont ici encore très bonnes, seulement ça s’est nettement rafraichi, particulièrement les nuits qui sont déjà bien froides. On a déjà mesuré des températures jusqu’à moins 12 en dessous de zéro. En tout cas je suis autre part avec mes pensées, tout me semble encore bizarre. Mais quand on est au milieu des camarades, on se réhabitue vite. J’espère, cher Hermann, que pour aujourd’hui ces lignes te suffiront. Donne bientôt de tes nouvelles et en te souhaitant le meilleur, je me retire avec de chaleureuses salutations . Ton frère Léo . PS Malheureusement ta lettre est tombée dans un seau dans lequel nous faisions chauffer du thé. J’espère que cela ne te dérangera pas trop. Dieu merci l’écriture ne s’est pas trop floutée. Pardonne moi s’il te plait ce bain involontaire des lignes qui t’étaient destinées. Encore une fois salutations Leo. »

Lettre guerre
Le soldat Leo est mort. https://www.passionmilitaria.com/t109389-traduction-de-lettres-de-soldat-allemand

Le soldat Léo Werner Henneke, Unteroffizier, né à Holthausen est mort le 10 mars 1944 à südl.Staro-Konstantinow à l’âge de 24 ans. Recherches entreprises par un internaute et dévoilées sur le forum https://www.passionmilitaria.com/

Holshausen le 8 juin 1944. Cher Hermann ! Notre lettre avec la date de naissance de Léo doit être en ta possession. Le courrier va à nouveau très lentement. Nous avons reçu le 5 ta carte du 1er de ce mois. Si tu n’as encore rien entrepris auprès de la croix rouge, ainsi tu n’as plus besoin de le faire. Léo n’est plus depuis longtemps parmi les vivants. Hier est arrivée l’annonce de son décès. Ainsi, ce que nous redoutions depuis longtemps est devenu une certitude. Léo a été grièvement blessé le 9 mars et n’a pas repris connaissance. Il est décédé dans les bras de son caporal sur le chemin de l’antenne principale de secours. Le lieutenant nous a indiqué ce qui suit : le 9 mars, dans les toutes premières heures de la matinée, ils étaient tous assis dans la voiture de transmission. Lorsqu’un coup direct est arrivé et tous les hommes sont tombés. Lui-même aurait aussi été blessé et serait retourné auprès de sa troupe. Ils auraient été au repos après un très dur et long combat. Seulement maintenant les proches des morts auront pu être informés. Il a écrit cela le 25.5. Oh comme cette nouvelle nous touche durement ! Mais nous devons à nouveau nous soumettre à la volonté de Dieu. Même si nous ne comprenons pas pourquoi cette grande douleur nous touche à nouveau. Ce matin nous ne savons pas encore quand aura lieu la cérémonie funéraire. Je t’enverrai un télégramme. Je ne sais pas encore non plus si elle aura lieu la semaine prochaine à cause de la Fête-Dieu. Tu peux aussi déjà informer madame Freitag. J’arrête pour ce matin. Cette lettre sera apportée par les ouvriers à la gare. En profond deuil Tes chers parents, frères et sœurs te saluent.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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