Si les Cocteau Twins ont rarement fait allusion à l’illustre poète dont ils ont emprunté le patronyme*, évoquer les mots de Jean Cocteau fait pourtant figure d’évidence, tant ils définissent parfaitement l’univers onirique et intemporel créé par cette mythique formation musicale écossaise. Un univers définitivement original, baigné de clair-obscur et habité par une voix hors-norme – « la Voix de Dieu » selon certains* : celle de Elizabeth Fraser. Trente ans après la sortie de leur album-manifeste Treasure, c’est l’occasion de rendre hommage à un groupe inclassable et stupéfiant.

 Le rêve est la forme sous laquelle toute créature vivante possède le droit au génie, à ses imaginations bizarres, à ses magnifiques extravagances. Le passé, l’avenir n’existent plus, les morts ressuscitent, les lieux se construisent sans architecte, sans voyages. (Jean Cocteau)

Elizabeth Frazer
Elizabeth Frazer 1984

Nous sommes en 1979. À part une raffinerie de pétrole, il n’y a rien d’intéressant à Grangemouth, ville moyenne de 17.000 habitants située au sud-est de l’Écosse. Rien, si ce n’est une discothèque un peu glauque où traînent quelques jeunes désœuvrés. C’est là que Robin Guthrie, guitariste punk fan des Stooges, rencontre une fille à moitié marginale : Elizabeth Fraser ; le regard vague, le sourire absent, elle danse, visiblement saoule. Timide, il finit par l’aborder – car, oui, elle lui a méchamment tapé dans l’œil –, et, bientôt, l’engage dans son nouveau groupe aux côtés de Will Heggie. C’est la genèse des Cocteau Twins ; un projet qui semble presque aussitôt voué à être avorté, car Liz ne se sent pas à la hauteur et refuse finalement de donner suite.

Elizabeth Frazer
Elizabeth Frazer 1986

C’est sans compter  l’obstination  de Robin. Six mois plus tard, la formation ressuscite, ce dernier ayant réussi à convaincre Liz, devenue entre-temps sa compagne. Les Cocteau font alors parvenir deux démos à John Peel, légendaire DJ de la BBC, qui les cale immédiatement sur une session. On ne saurait rêver plus belle promesse d’entrée dans la cour des grands.

Elizabeth Frazer
Elizabeth Frazer 1988

Après la sortie de Lullabies, premier EP, ils enregistrent l’album Garlands en 1982 sur le label indépendant 4AD – lequel a déjà lancé le groupe Bauhaus. Très influencés par le post-punk gothique, les Cocteau se cherchent encore, empruntant aux guitares saturées et lancinantes ainsi qu’aux percussions glaçantes de Joy Division. Le chant de Liz Fraser, d’autre part, n’est pas sans rappeler un peu celui d’une certaine Siouxsie*. cocteau twinsUn peu, seulement. Car, à réécouter Dreamhouse, sorti la même année, on se dit que la sorcière des Banshees n’a alors plus qu’à se faire des cheveux blancs. En vérité, Liz la surpasse déjà du haut de ses possibilités vocales. Le long de mélodies brisées, elle escalade des intervalles  audacieux, d’une voix vibrante oscillant entre grave et mezzo qui laisse littéralement jaillir l’émotion des profondeurs de son corps. Une voix telle, qu’on la croirait possédée, tandis que ses paroles ésotériques en glossolalie, parfois expirées dans un sursaut, instillent un caractère supplémentaire d’étrangeté à son chant. Prémices de l’affirmation des Cocteau Twins comme un groupe essentiel et unique.

Malgré la tiédeur de l’accueil émanant de la critique musicale, les Cocteau Twins bénéficient du soutien enthousiaste de John Peel et d’un succès public croissant. Garlands reçoit ainsi les honneurs des lecteurs du magazine NME, qui l’élisent comme l’un des meilleurs albums de l’année. Le groupe se lance alors dans une tournée de cinquante-deux dates en Europe. Exténuant. À tel point que Will décide de quitter définitivement le groupe. Au même moment, Liz et Robin se retrouvent sans logement. Il faut dire que voyager et se payer un loyer, c’est clairement incompatible pour deux jeunes issus de la classe ouvrière. Invités par des amis à venir se réfugier chez eux à Londres, ils y resteront un an, le temps de porter Head over Heels  à maturation.

Elizabeth Frazer
Elizabeth Frazer 1990
Elizabeth Frazer
Elizabeth Frazer 1986

Là, le son du groupe va prendre un tournant décisif. Survolant les guitares de Guthrie, tantôt saturées et sombres, puis cristallines, amplifiées désormais par de nombreux effets de chorus et autres flangers, la voix de Liz Fraser, irrésistiblement envoûtante, à la fois viscérale et aérienne, affiche une ampleur nouvelle. Sur le morceau Five Ten Fiftyfold, elle alterne entre un lead et un contre-chant résonnant tel un chœur. Un dédoublement qui annonce le caractère quasi polyphonique des chants abordés sur l’album Treasure. Les notes introductives du titre Suggar Hicup évoquent en outre déjà celles de Heaven or Las Vegas, morceau bien ultérieur, mais qui s’avérera également emblématique du « son » Cocteau Twins.

cocteau twins
Cocteau Twins en 1982

À la fin de l’année 1983, Simon Raymonde, le compagnon de bringue de Liz et Robin, ancien bassiste de The Drowing Craze, rejoint le duo. Ils réalisent ensemble Pearly Dewdrops drops, un EP incluant le titre The Spangle-Maker, lequel se hisse à la 29e place du « national top 40 ». Les Cocteau Twins sont invités à Top Of The Pops, mais déclinent l’invitation, pas décidés à se laisser amalgamer au mouvement punk, auquel ils ont emprunté le look, mais dont ils se différencient par une recherche esthétique perfectionniste, aux antipodes des sons primaires et crasseux nés au milieu des années soixante-dix. Enregistré entre août et septembre 1984, Treasure sort le 1er novembre. C’est la consécration. L’album est décrété comme étant le meilleur de l’année par plusieurs classements dans la presse, tandis que Liz Fraser est encensée dans la catégorie voix féminine.

Elizabeth Frazer
Elizabeth Frazer 1996
Elizabeth Frazer
Elizabeth Frazer 1992

De fait, chaque chanson, dotée d’un nom propre aux consonances féériques, est tout simplement une perle rare. Au-dessus d’une ligne de basse aux accents mystérieux jouée par Raymonde, la voix de Liz s’élève, limpide , atteignant avec une aisance déconcertante un timbre soprano qu’on ne lui avait pas encore découvert, juste avant de plonger vers des graves intensément vibrants. Les lignes mélodiques se répondent, se chevauchent, entraînent la sensation étrange qu’il n’y a plus une seule Liz, mais une multiplicité. Au sommet de son art, elle est définitivement épanouie, libérée. L’enchantement se prolonge sur les morceaux LoreleiBeatrixPersephoneAmelia… d’une grâce absolue, et ce jusqu’aux dernières notes de Cicely, sorte de cantique intemporel, paradoxalement grisant et apaisant ; d’ailleurs on ne sait plus trop ce que l’on ressent vraiment à écouter Treasure, tant les émotions s’entrelacent. Apaisement ? Euphorie ? Mélancolie ?  Ce qui est sûr, du moins, c’est que nul ne peut sortir indemne de cette plongée au cœur d’un monde à la beauté intrinsèque, unique. Un chef-d’oeuvre est né.

cocteau twinsSix albums et quatorze EP vont suivre. Par souci de concision, on se limitera à citer les exceptionnels morceaux Aikea Guinea, Plain-Tiger, Pepper-Tree… À réécouter inlassablement.

C’est finalement en 1997 que le groupe se dissout, du fait de la séparation du couple Guthrie-Fraser, après avoir réalisé l’album  Milk and Kisses. Les deux s’en tiennent désormais à une distance polie. Une reformation est annoncée pour 2005, mais Liz, après avoir émis certaines réserves, annonce qu’elle n’en fera pas partie ; « Ils étaient ma vie, confie-t-elle à propos de ses anciens acolytes, mais lorsque vous avez été investis dans quelque chose aussi intensément, vous devez vous en retirer totalement » (entretien pour le Guardian, novembre 2009). Les Cocteau Twins ne sont plus. Entre-temps, celle qui fut la magicienne extravagante de ce groupe mythique a pris part à de nombreux projets, collaborant avec Craig Armstrong ainsi qu’avec Peter Gabriel, prêtant également sa voix au titre phare Teardrop de Massive Attack. Elle refusera néanmoins certaines propositions, pourtant financièrement extrêmement alléchantes – l’une provenant de Linkin Park. Preuve de sa fidélité indéfectible à une certaine conception de la musique indé.

Robin Guthrie
Robin Guthrie

Robin Guthrie, lui, a fondé l’excellent label Bella Union avec son ami Simon Raymonde, lançant notamment le groupe « baroque harmonique pop » Fleet Foxes avec succès. Véritable Globe-Trotter, Guthrie explore le monde au fil de ses tournées en solo. Il vit désormais à Rennes, où vous aurez peut-être un jour la chance de le croiser. Amoureux des guitares lentes et éthérées, grand chantre de la réverbération, il décrit son rapport à la musique comme étant lié au battement lent de son cœur.

Ses propos ne lèvent toutefois pas vraiment le voile sur le secret de l’inspiration des Cocteau Twins. Comment un univers aussi intrigant, aussi inconcevable, a-t-il bien pu naître au coeur des années quatre-vingt, entre les derniers soubresauts de la déferlante punk et l’extinction du mouvement Cold Wave ? A l’image des Dead Can Dance, lancés peu de temps après eux par le label 4AD,  et dont la musique n’est pas sans similitudes, les Cocteau Twins nous plongent au sein d’un rêve sans révéler les origines de leur esprit créateur. Tant mieux, car toute fascination exercée par le génie est liée à ce mystère insondable qui l’entoure.

* Chanteuse du groupe britannique Siouxsie and the Banshees, longtemps considéré comme le pendant « féminin » de The Cure

* Leur nom de baptême faisant surtout écho à une chanson méconnue du groupe Johnny and the Self-Abusers, inspirée par le roman Les Enfants terribles.

* Steve Sutherland, du journal Melody Maker

Source : Entretien pour le magazine Volume :

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