Du 8 au 29 novembre 2013, la Librairie Le Chercheur d’Art à Rennes présente une exposition de Mathieu Renard.  Elle s’intitule Talkin ‘Bout’my bibliotheque – référence avouée à la chanson Talkin’Bout’ my generation des Who. Elle donne à nos lecteurs l’opportunité d’une interview croisée autour des bibliothèques privées entre l’artiste et le libraire et spécialiste Christian Debroize.

Unidivers – Vous aviez proposé en 2010 à des théoriciens et historiens de l’art de présenter quelques ouvrages-clefs de leur bibliothèque. Avec cette nouvelle exposition, vous conviez un artiste, Mathieu Renard, à mettre en scène la sienne. En tant que libraire, que vous apportent ces différents regards sur le livre ?

Mathieu Renard
Mathieu Renard

Christian Debroize : En effet, Sylvie Mokhtari, Jean-Marc Huitorel, Christophe Viard et Leszek Brogowski étaient venus parler de leur propre bibliothèque et des ouvrages qui ont marqué leur vie. Leszek, par exemple, avait évoqué sa bibliothèque personnelle et, surtout, sa passion pour « La critique de la raison pratique » d’ Emmanuel Kant et pour « Les Mémoires d’un vieux con » de Roland Topor. Il avait ainsi jeté une passerelle entre l’histoire de l’art et la philosophie et nous avait fait redécouvrir le jubilatoire chef-d’œuvre de Topor.

J’aime que les gens me parlent de leur bibliothèque personnelle, car elle révèle toujours quelque chose. Par leur classement, leur forme, leur apparente maniaquerie ou, au contraire, leur désordre. De tels échanges donnent toujours envie de lire.

Ainsi, pour l’ouverture de la librairie, l’artiste Jocelyn Cottencin avait réalisé une série de 6 cartes postales de prises de vue de bibliothèques privées.

Unidivers – En 1956, Raymond Queneau publiait « Pour une bibliothèque idéale ». Cet ouvrage recensait une centaine de livres d’écrivains que « tout honnête homme se devrait d’avoir lus ». Y a-t-il un équivalent en histoire de l’art ? (Dans le cas contraire, comptez-vous vous y atteler ?)

tristam shandyChristian : À ma connaissance, il n’y a pas d’équivalent en histoire de l’art. Un tel projet serait intéressant à condition qu’il soit critique et non simplement une énumération de références. Je pense notamment à la bibliographie critique et exhaustive établie par l’historien de l’art autrichien Julius Von Schlosser, Die Kunstlitteratur.  Il établit un manuel des sources du Moyen-Age aux temps modernes à partir des « témoignages littéraires de ceux qui discutent de l’art d’une façon consciemment théorique sous son aspect historique, esthétique ou technique » par opposition aux simples compilations de sources documentaires.

Unidivers – Pour réaliser une telle somme, il faut beaucoup de temps et, surtout, s’imposer des limites. En histoire de l’art, que choisir : la peinture, l’art contemporain… ?

Mathieu Renard : Le blogueur Joël Riff partage sa bibliothèque sur son site internet.  Il réalise des inventaires de catalogues d’expositions vues qu’il classe par thème – monographique, plutôt dessin, plutôt peinture… Hans-Peter Feldmann fait également beaucoup d’éditions de recueils d’images. À partir de ses photographies ou d’images trouvées, il réalise des inventaires sans plus de commentaires.

Unidivers – Dans le « cabinet d’amatrices » présenté ici, seules les femmes apportent leur livre fétiche. S’agit-il de constituer la liste d’une bibliothèque fantasmée ?

Mathieu : Non, il s’agit précisément de définir un cadre, une limite. La bibliothèque des autres apparaît comme un réservoir d’inspirations, comme autant de pépites à exploiter. La contrainte aurait tout autant fonctionné si l’on avait demandé à des hommes de choisir un livre. Il s’agit essentiellement de retraduire sous une forme visuelle une banque d’images.

christian debroize, mathieu renardC’est l’accumulation et la réorganisation qui font sens et qui donnent vie à une autre œuvre.

Feldmann est un collectionneur. Son travail donne un écho différent à l’objet unique en miroir des autres images collectées.

aby warburgLa bibliothèque est pour moi l’endroit où je range du contenu quel qu’il soit – visuel, sonore ou littéraire. Mon travail peut aussi s’apparenter à celui du Dj qui accumule des disques pour les écouter bien sûr, mais aussi pour les travailler, les décortiquer, en extraire des synthèses qui seront la matrice de nouvelles création. Je me pose cette question : est-ce que j’achète des livres pour les lire tranquillement dans mon canapé ou uniquement pour en extraire des morceaux choisis à mon profit ? En pratique, il semblerait que je sois une sorte de pilleur.

 Unidivers – Dans le livre de Georges Perec intitulé Un cabinet d’amateur, l’auteur indique que « sont faux la plupart des détails de ce récit fictif » et, notamment, les tableaux décrits. Est-il illusoire de dresser la liste des livres qui constituent « une bibliothèque idéale » ?

Mathieu : J’aime Perec, car il propose des contraintes et une règle du jeu. Dans l’espace du « Cabinet d’amatrices », choisit-on le livre indispensable ou celui que l’on veut montrer aux autres ?

Habituellement, l’écrivain ou l’artiste maîtrise son travail alors que là, je ne maîtrise que la forme – papier et format. La bibliothèque idéale est toujours celle des autres, un lieu de découverte et de perdition. La bibliothèque des autres est aussi fondamentale que les livres que j’ai lus et qui sont dans ma bibliothèque. De même, je conserve dans la mienne des livres que je n’ai pas lus, je sais qu’ils sont là, à disposition. L’essence du travail d’un artiste est de prendre ailleurs ce qui va lui permettre de réaliser son propre travail. Ici, seule une représentation du livre est retenue et non son contenu. C’est aussi la question du regard, qu’il soit amateur ou professionnel – question soulevée à la dernière Biennale de Venise. Ici, un livre – en scannant juste sa couverture – devient aussi iconique qu’un tableau et est ainsi rangé non pas dans une bibliothèque de livres, mais dans une bibliothèque d’images.

Christian : Il ne s’agit pas pour les artistes de constituer une bibliothèque idéale, mais d’élaborer des répertoires d’images comme ressources pour penser. L’Atlas en est une figure récurrente comme celui de Gerhard Richter, constitué de 6000 images utiles à l’élaboration de son œuvre et à sa compréhension.  Georges Didi-Huberman considère Warburg comme l’inventeur d’un nouveau genre d’Atlas (voir notre article). L’Atlas Mnémosyne est composé de répertoires d’images de motifs récurrents au cours de l’histoire. La survivance – das überleben – des motifs qui réapparaissent crée une histoire souterraine de l’histoire de l’art. Warburg avait une vision anthropologique de l’art, il est allé chercher dans les archives notariales de Florence pour mieux comprendre les rapports entre commanditaires et artistes. Héritier d’une riche famille de banquiers, Warburg avait cédé ses droits à son frère en échange de la possibilité d’acheter tous les livres de son choix et de construire une bibliothèque. Dans Atlas ou le gai savoir inquiet, Georges Didi-Hubermann analyse ce fascinant travail composé entre 1924 et 1929.

Unidivers – A propos, quel est l’ouvrage que vous auriez apporté ?

Christian : Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme de Laurence Sterne. Un ouvrage du XVIIIe siècle, drôle, léger, remarquable.

Mathieu : J’aurai apporté le catalogue d’exposition Andy Warhol, a retrospective. Pour plusieurs raisons. Il m’a été offert par la famille d’accueil chez qui je séjournais en Pennsylvanie l’été de mes 17 ans. J’avais été à New York au Moma découvrir le travail de Warhol. Je ne connaissais auparavant ces œuvres que par le biais de reproductions et découvrir son travail « en vrai » a été un choc esthétique. Je crois que mon amour de la série, du motif, de la reproduction vient en grande partie de cette expérience. De plus, ce catalogue aujourd’hui très rare est un magnifique livre, classique formellement, mais laissant une très grande place à l’iconographie. J’avais aussi été très marqué par une rubrique en fin d’ouvrage, une liste de citations de Warhol, énigmatiques, provocatrices, drôles : When you think about it, departement stores are kind of like museums.

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