Trois ans après la parution de Mercy Mary Patty, Lola Lafon revient avec un domaine que la danseuse connaît bien, les coulisses d’un métier où le strass cache les blessures des corps. Chavirer est un livre à la fois intime et contemporain, l’histoire de Cléo s’inscrit dans la période post #MeToo, en montrant comment certaines femmes libres de parole sont tenues au secret, condamnées à vivre avec une écharde sous la peau.

Lola lafon chavirer

Cléo a treize ans, elle rêve de devenir danseuse. Aux cours de danse classique d’un quartier bourgeois, la jeune fille de milieu modeste, préfère ceux de modern jazz de la MJC de Fontenay. Très vite, elle se fait repérer par une dame très chic observant les danseuses pendant les cours. Cathy la complimente, lui propose de concourir en vue d’obtenir une bourse que sa fondation, Galatée, promet aux jeunes filles talentueuses de milieu modeste pour accomplir leur rêve.

Compliments, cadeaux de marque, argent, promesses et surtout la gentillesse de Cathy convainquent Cléo et ses parents. Mais cette bourse exceptionnelle se mérite, il y aura plusieurs étapes à franchir afin de prouver son engagement. Plusieurs fois, Cléo doit se rendre devant un jury dans un appartement parisien. Là, des hommes d’un certain âge touchent les corps, assurant qu’il faut être ouverte d’esprit, ne pas être frigide pour réussir à vivre son rêve.

MODERN JAZZ

Quand Cléo est refusée par le jury, Cathy lui propose de devenir son assistante en recrutant des jeunes filles de son collège. De victime, elle devient complice. De quoi lui interdire à jamais de parler de cette affaire. Le consentement et la honte l’obligent au silence. Les échardes s’infiltrent partout dans les moindres moments de repos, Cléo se noie dans sa peur. À défaut de pardon, pourra-t-elle un jour oublier les doigts et le fait d’avoir pousser Betty, une fillette de douze ans à briser sa vie pour atteindre son rêve. Une quinzaine d’années plus tard, nous retrouvons Cléo, danseuse de la troupe animant les shows télévisuels de Michel Drucker, puis danseuse de revue. Nous la découvrons dans le regard des autres. De Lara, une jeune étudiante politisée de vingt ans qui sera sa colocataire puis son amante. Dans les yeux de Claude, une ancienne habilleuse des Diamantelles, grâce à laquelle Lola Lafon nous plonge avec précision et force dans les coulisses d’un cabaret.

Avec ce roman, nous ne sommes pas sur scène, mais bien dans les coulisses. Là où le corps perçoit la douleur des entraînements intensifs, le poids des costumes, le stress du tempo, l’obligation du sourire, les faux-semblants. De la beauté proposée aux spectateurs, Lola Lafon n’oublie pas la douleur des artistes au travail. Si Cléo ne peut jamais oublier, elle danse pour divertir les autres. Victime et coupable, elle cache les blessures de son corps sous le maquillage et les apparences. La société ne se plonge-t-elle pas dans le divertissement pour ne pas voir la noirceur du monde ? Le silence des victimes, l’aveuglement ou l’indifférence des adultes laissent libre cours aux malveillances. Il faudra attendre deux justicières post-MeToo, pour qu’un appel à témoins soit lancé en vue d’alimenter un documentaire sur l’affaire Galatée. Bien trop tard pour juger les faits, mais toujours assez tôt pour libérer la parole de celles qui vivaient la rage au corps et le sourire aux lèvres.

LOLA LAFON
Lola Lafon

Lola Lafon a la faculté de rendre accessible une littérature exigeante. Ce roman est ici à l’image de la danse. En valorisant cette forme de danse plus populaire que le ballet classique, elle défend tout artiste engagé physiquement, douloureusement parfois pour divertir son public. Les thèmes de ses romans sont souvent douloureux, portant atteinte aux corps et aux esprits de ses personnages. Mais, avec un style particulièrement mélodieux, un vocabulaire précis et visuel, Lola Lafon devient une conteuse, sans négliger les références aux contextes politiques et sociaux de chaque époque. Avec un large spectre culturel et social, l’auteur ne nous fait surtout pas oublier que « ce n’est pas à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ». Écrivain et musicienne, issue d’une famille aux origines franco-russo-polonaises, Lola Lafon est l’auteur de cinq romans : Une fièvre impossible à négocier (Babel n°1405), De ça je me console (Babel n°1481), Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Babel n°1248) , La petite communiste qui ne souriait jamais (Babel n°1319) et Mercy Mary Patty (Babel n°1618). Dans le domaine musical, Lola Lafon compte deux albums à son actif : Grandir à l’envers de rien (Label Bleu / Harmonia Mundi, 2006) et Une vie de voleuse (Harmonia Mundi, 2011). 

Chavirer de Lola Lafon est paru le 19 août 2020 chez Actes Sud. 352 pages, Prix : 20,50 euros , ISBN : 978-2-330-13934-6

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Marie-Anne Sburlino
Lectrice boulimique et rédactrice de blog, je ne conçois pas un jour sans lecture. Au plaisir de partager mes découvertes.

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