Charles Dumont est décédé à Paris à l’âge de 95 ans, lundi 18 novembre 2024. Auteur et interprète, il était aussi le compositeur d’Edith Piaf, à l’origine de la célèbre chanson « Non, je ne regrette rien ».
Charles Dumont (1929-2024) est le compositeur légendaire de « Non, je ne regrette rien », cette chanson qui, en même temps qu’elle révéla son immense talent au public, illumina la carrière finissante d’Édith Piaf. Ce jeune homme, né en 1929, a alors trente-et-un ans. Il est monté de Toulouse pour faire carrière, car la musique est sa passion. Jusqu’en 1960 il compose des chansons pour Dalida qui fait ses débuts, Gloria Lasso, Tino Rossi et Luis Mariano. Avec Michel Vaucaire (époux de Cora), son parolier, il compose « Non, je ne regrette rien », chanson qui va attendre quatre ans avant d’être présentée à Piaf en 1960. Celle-ci n’est pas bien disposée, au départ, elle a déjà refusé par trois fois ce rendez-vous, mais finalement, les deux hommes étant devant sa porte, elle consent à les recevoir. La scène a lieu le 5 octobre 1960 à 17 heures dans l’appartement de Piaf au 67 bis boulevard Lannes… et le miracle a lieu. Le portrait d’Édith que nous laisse alors Charles Dumont est empreint d’une grande émotion :
… elle apparaît. Enfin. Elle marche à petits pas. Une impression bizarre, singulière et presque déconcertante se dégage aussitôt. Elle semble si frêle dans sa robe de chambre en satin bleu pâle et les mules roses qu’elle porte lui font presque des pieds d’enfant.
Cette tendresse qu’il ressent alors pour Édith, si fragile et si maigre – on le voit sur les photos – au sortir d’une année de maladie et de mal-être, Charles Dumont la conservera toujours pour celle qui a fait sa gloire.
Nous sommes donc dans ce bel et grand appartement, le piano noir trônant au milieu du salon. Charles Dumont s’installe et plaque ses accords, frappant comme un sourd et il se met à réciter, plus qu’à chanter : « Non, je ne regrette rien… ». On sait que la chanson débute par des accords un-deux-deux-deux, plaqués et uniformes, avant que la voix ne s’élève sur ce mot également rude et bref : « non », pour asséner et répéter en fin de vers « rien ». Édith, aussitôt saisie par la force de cette chanson martelée a le coup de foudre, la voilà transfigurée, sa fatigue envolée, sa maladie effacée, elle est sur pattes, elle est guérie. Et toute la nuit elle va faire répéter à Dumont, encore et toujours, sa chanson.
Et il y a quelque chose de magique dans cette chanson qui reflète parfaitement l’état d’esprit de Piaf, alors qu’elle a été composée bien avant qu’elle ait évoqué dans la presse ses problèmes de santé, ses errements et ses erreurs. Par ailleurs la musique, qui martèle sans cesse ce refrain à deux temps, comme un roulement incessant, dit bien la détermination de celle qui avoue ne rien regretter de tout ce qu’a été sa vie, malgré les coups reçus, les cabbales contre elle et les trahisons, et vouloir recommencer comme si de rien n’était :
Non ! Rien de rien
Non ! Je ne regrette rien
Ni le bien qu’on m’a fait
Ni le mal tout ça m’est bien égal !
Non ! Rien de rien
Non ! Je ne regrette rien
C’est payé, balayé, oublié
Je me fous du passé !
Puis viennent les deux strophes narratives, sur une musique en forme de ritournelle beaucoup plus douce :
Avec mes souvenirs
Avec mes souvenirs
J’ai allumé le feu
Mes chagrins, mes plaisirs
Je n’ai plus besoin d’eux !
Balayées les amours
Et tous leurs trémolos
Balayés pour toujours
Je repars à zéro.
L’expression « repartir à zéro » est très forte, et correspond si bien à l’état d’esprit d’Édith qu’après un an d’immobilité et de souffrances, elle s’empresse d’alerter Bruno Coquatrix, le directeur du music-hall au bord de la faillite, et de retenir l’Olympia, la plus grande salle de Paris avec ses 2400 places, pour son prochain tour de chant. Piaf a trouvé un nouvel homme, quelqu’un qui va la faire rebondir, quelqu’un qu’elle va, peut-être, aimer :
Car ma vie, car mes joies
Aujourd’hui, ça commence avec toi !
Et si l’on avait quelque doute sur l’identité de ce « toi », Édith lève toute ambiguïté en composant elle-même les paroles de la chanson qui suit, mise en musique par Dumont, et qui est un aveu des plus clairs, tout en confirmant qu’en effet, elle repart à zéro :
T’es l’homme qu’il me faut.
T’en fais jamais trop.
J’ai eu beau chercher,
Je n’ai rien trouvé,
Pas un seul défaut.
T’es l’homme, t’es l’homme, t’es l’homme,
T’es l’homme qu’il me faut.
Chanson qu’Édith interprétait avec tendresse et décontraction, sur un ton bien différent de la précédente, qu’elle chantait d’abord en plaquant ses mains sur sa robe, contre ses hanches, selon une attitude habituelle, mais ensuite en serrant les poings qu’elle levait à hauteur de visage. Oui, ce grand Charles la fait fondre. Il est celui qui lui permet de prendre, une fois de plus, sa vengeance sur la vie. D’autant qu’il lui donne presque aussitôt un autre de ses plus grands succès :
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
Laissez-le-moi
Encore un peu,
Mon amoureux !
Édith aimait tellement prier, dire « mon Dieu », elle qui ne fréquentait pas trop les églises, mais avait sa foi chevillée au corps, au point de faire sa prière au pied de son lit, avant de s’endormir, ainsi qu’en témoigne sa secrétaire, confidente et amie Danielle Bonel, et n’entrait jamais en scène sans baiser la croix que lui avait offerte Marlene Dietrich. Alors son Mon Dieu elle le chante, elle le scande les mains ouvertes, dans l’attitude du croyant qui lève ses paumes vers le ciel et les ramène à lui, doigts écartés, et c’était sur la poitrine noire d’Édith comme deux grands papillons qui évoquaient cet espoir, la durée d’un amour, limité, certes, mais accueilli comme un don du Seigneur :
Le temps de s’adorer,
De se le dire,
Le temps de se fabriquer
Des souvenirs.
Mon Dieu ! Oh oui…mon Dieu !
Laissez-le-moi
Remplir un peu
Ma vie…
Édith a quarante-quatre ans lorsqu’elle interprète cet air, mais son corps est usé, ses cheveux sont plus rares, ses mains plus nouées, ou déformées, une immense pâleur est dans son visage, elle sait que le temps lui est compté plus qu’à aucune autre, elle qui clame : « Le temps de commencer ou de finir, / le temps d’illuminer ou de souffrir », et pourtant, les mains jointes, elle est encore comme cette enfant qui avait appris à prier le Bon Dieu dans la maison galante de sa grand-mère près de Lisieux, dans le voisinage de la sainte, elle est pénétrée de foi et d’une espèce de candeur, ou d’innocence, avec juste cette lucidité finale qui lui fait dire, dans l’aigu, jeté comme un cri, bouche ouverte sur cet « o » de « encore » que prolonge le « r » qu’elle ne grasseyait plus, car ce n’est plus alors que le prolongement d’une plainte haut dressée :
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
Même si j’ai tort,
Laissez-le-moi
Un peu…
Même si j’ai tort,
Laissez-le-moi
Encore…
Et c’est le triomphe à l’Olympia le 2 janvier 1960, où le Tout-Paris accourt, avec sa foule de vedettes et de célébrités, de Michèle Morgan à Romy Schneider, et de Belmondo à Delon… La relation entre Charles et Édith va durer un an, et le compositeur écrira une quarantaine de chansons pour cette femme qu’il aime… d’amitié. Étaient-ils amants ? Tout le porte à croire, et d’abord cette grande complicité entre eux, qu’on apprécie encore mieux lorsqu’ils chantent ensemble cet autre tube, « Les amants » :
Quand les amants entendront cette chanson
C’est sûr, ma belle, c’est sûr qu’ils pleureront…
Ils écouteront
Les mots d’amour
Que tu disais
Ils entendront
Ta voix d’amour
Quand tu m’aimais
Quand tu croyais que tu m’aimais
Que je t’aimais, que l’on s’aimait…
Cette belle chanson, écrite par Édith , est, en fait, chantée, d’une belle voix mâle et tremblante par Charles avec beaucoup d’expressivité dramatique, accompagné par Édith qui souligne ses paroles, d’abord en donnant de la voix sans paroles, puis en scandant « je t’aime tant… on s’aime tant »… Oui, ils se sont aimés, mais Charles a toujours nié qu’ils aient été amants. Et d’ailleurs qu’importe ? Retenons, du beau livre de mémoire que Charles Dumont a publié en 2012, Non, je ne regrette toujours rien, cette définition qui dit exactement ce qu’elle dit : « J’étais un ami qui l’aimait ».
Charles Dumont, Non, je ne regrette toujours rien, éditions Calmann-Lévy, 2012
Albert Bensoussan, Édith Piaf, éditions Gallimard, Folio-biographies, 2013
La mélodie vous prend aux tripes au moins autant, sinon plus, que les paroles. Il faut être un génie pour composer de telles merveilles!