Immuable, incontournable, intemporel. Est-ce en raison de ces adjectifs que Télérama se « contente » de rééditer son numéro spécial hors série dédié à Henri Cartier-Bresson à l’occasion de l’exposition rétrospective parisienne qui est consacrée au plus célèbre des photographes (Centre Pompidou à Paris du 12 février au 9 juin 2014) ? Peut-être. Mais il est vrai que le moment est opportun pour redécouvrir l’un des meilleurs numéros de cet hebdomadaire culturel.

« L’œil décisif », titre la revue – paradoxe de la contrainte rédactionnelle qui oblige à définir une œuvre en deux ou trois mots. Car là réside l’un des intérêts de cette revue : montrer la diversité des photographies de « l’œil du siècle », selon la formule de son biographe, Pierre Assouline. Comment qualifier ces images qui font partie de notre mémoire collective, qui hantent tout photographe amateur ? Quel lien commun les unit toutes ? Le magazine essaie de répondre en multipliant les approches, les témoignages, les analyses.

Henri Cartier-Bresson, télérama, centre pompidouPourtant lorsqu’on regarde toutes ses photos à vocation purement formelle, ses images évènementielles de reportage, ses portraits, un dénominateur commun saute aux yeux : l’harmonie de l’espace, des formes contenues à la perfection dans un petit rectangle de celluloïd de 24 sur 36 millimètres. Souvent, l’image est composée de deux images coupées entre elles par une diagonale comme cette photo prise en Inde en 1947 : elle sépare la main d’une mère invisible qui tient son bébé et la roue figée d’un chariot. Mais pas toujours. Souvent encore, l’image est divisée par l’ombre et la lumière comme cette photo double page de 1933 : prise à Salerne, la diagonale lumineuse, prolongée par une charrette penchée dans le bon sens, coupe le négatif en deux. Mais pas systématiquement. D’autres fois encore, c’est le sujet double et a priori sans rapport qui scinde l’image comme cette célèbre photo des quais de Leningrad : elle oppose les promeneurs traditionnels sur la droite de l’image à un homme à moitié nu étrangement tourné vers le mur, une serviette sur la tête. Mais pas obligatoirement.

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Car on oublie alors la dimension surréaliste propre aux débuts de Cartier Bresson que l’on retrouve dans son premier cliché célèbre du pont de l’Europe où une silhouette fantomatique saute au-dessus d’une flaque d’eau – l’un des deux ou trois seuls clichés recadrés en raison d’un voile sur un côté du négatif. On oublie encore la dimension sociale dans ses reportages pour l’agence Magnum, notamment celui sur Gandhi, photographié trois quarts d’heure avant sa mort – même si Cartier Bresson nie avoir mis une seule fois son « travail au service d’une idée ». On oublie également ses portraits où, plus qu’ailleurs, il virevoltait léger, tournoyant autour du sujet afin de fixer cet « instant décisif » qui lui était si cher.

Voilà le propre d’un artiste exceptionnel : produire des photographies uniques, identifiables, reconnaissables, mais que l’on ne peut enfermer dans une définition trop réductrice. Télérama à travers notamment ses grands reportages (Inde, Russie, États-Unis, Mexique) tente de percer l’origine de cette universalité du travail de Cartier Bresson.

« Géomètre du hasard », « reporter sans œillères », « le poète et les réalistes », trois têtes chapitres de la revue qui tendent à résumer la vision du travail du photographe. Elles sont complétées par une remarquable analyse du rôle joué par la peinture, et le peintre cubiste André Lhote, dans la perception visuelle du photographe.

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Normal donc, et clin d’œil au destin, que le cliché du pont de l’Europe, « Derrière la gare saint Lazare » (adjugé à 433 000 euros), ait été auparavant un sujet de Manet, de Caillebotte et des impressionnistes. Cette photo concrétise ainsi ce lien entre Henri Cartier Bresson et la peinture, le dessin : « pour moi le dessin et la photo c’est la même chose, il n’y a pas de préséance […] je ne sépare pas l’un de l’autre sauf que l’outil est différent ». Ces nouveaux « outils », crayons et pinceaux, il les reprit d’ailleurs à la fin de sa vie. Il délaissa définitivement son Leica légendaire à compter de 1970, outil discret lui permettant de passer pour un touriste, comme il aimait le rappeler, conservant dans ses deux langages artistiques, la maxime « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».

Un bémol cependant est exprimé par Gilles Coulon dans la dernière rubrique offerte à des photographes commentant une photographie de Cartier Bresson : « ses images sont tellement bien construites qu’elles deviennent froides et que je ne me suis jamais senti emmené comme je peux l’être par la spontanéité d’un Robert Capa ».

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Froideur formelle ou grâce exceptionnelle des compositions ? Chacun trouvera la réponse à cette question dans ce passionnant hors série, que vous soyez profane en matière photographique ou expert. Comme souvent avec Télérama, la qualité de reproduction sur un papier de qualité est remarquable. Elle alterne photos mythiques incontournables et clichés moins connus, photos pleine page, voire double page et photos réduites.

Si vous vous passionnez pour le photographe, vous pouvez prolonger votre plaisir avec le catalogue de l’exposition parisienne (49,90€, édition Centre Pompidou) ou pour un prix moindre (13€) l’incontournable monographie dans la superbe collection photo Poches d’Actes Sud déjà vendue à plus de 400 000 exemplaires. Enfin, pour parfaire définitivement votre connaissance, vous achèterez en Folio, la biographie de Pierre Assouline, « L’œil du Siècle » (8,90 euros).

Henri Cartier-Bresson, l’œil décisif, Hors Série Télérama, février 2014, réédition, 114 pages, 9,20€
Henri Cartier-Bresson, 12 février 2014 – 9 juin 2014, de 11h00 à 23h00, Centre Pompidou, Paris

Visuels © Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos. Courtesy Fondation Henri Cartier-Bresson
Photo d’Henri Cartier-Bresson par Georges Hoyningen-Hene en 1935

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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