Laissez-vous enfermer avec Esclarmonde ! Vous subirez non les sévices et souffrances que doit endurer cette recluse volontaire, mais les délices de lire à nouveau la plume – ô combien magnifique ! – de Carole Martinez.

Même si l’histoire de ce roman n’a rien à voir avec celle découverte dans Le coeur cousu, le lecteur retrouvera avec un plaisir immense les mots de cette auteure qui sait à merveille dépeindre les sentiments, la passion qui coule dans les veines de ses héroïnes, un peu folles, un peu illuminées. Des femmes oscillant entre rêves, chimères, magie et envoutement, et le monde qui les entoure, terre à terre, rude, dangereux, souvent malfaisant, mais des femmes toujours portées par leurs croyances, par ce feu intérieur qui les rend si vivantes – et si différentes aussi.

Dans ce domaine des murmures, château de nos jours en ruine, ne laissant apparaître entre les touffes d’herbes que quelques blocs de pierre attestant du passé, soufflent encore les passions d’autrefois. C’est ici en effet qu’à vécu Esclarmonde, cette jeune fille qui, se refusant au mariage arrangé par son père avec un homme qu’elle n’aimait pas, et même méprisait, décida de se faire recluse, de se laisser enfermer pour le restant de ses jours dans un réduit qui serait construit à côté de la chapelle du château, pour y prier, y faire voeu de fidélité à Dieu et tenter d’apaiser et de réconforter les gens de passage en leur prêtant une oreille attentive et en priant pour eux.

Esclarmonde, trop jeune, innocente et naïve, est bien loin de se douter de ce qui l’attend dans sa prison ! Certes, elle a anticipé les souffrances physiques et s’y est même préparée, et arrive à plutôt bien les surmonter par ses prières. Il faut dire que le sujet est « à la mode » et qu’elle a entendu parler déjà de plusieurs recluses qui faisaient autour d’elles le bien par leurs prières. Elle désire donc se montrer digne de sa tâche, de cette confiance que les gens mettent en elle. Mais jamais elle n’aurait pu imaginer ce que le sort, et l’avenir lui réserveraient…

À l’époque, le peuple était aussi fervent que crédule. Pour surmonter la vie rude, il avait besoin de se raccrocher à des croyances, à des superstitions. Esclarmonde, du fond de son château, laisse couler sur le pays voisin, et bientôt à des lieux et des lieux à la ronde le souffle de son murmure, de ses prières, de son chant intérieur et on vient la voir de toute part en espérant un mieux-être, une guérison, un miracle peut-être. Et à l’époque (comme maintenant), le peuple était versatile, infidèle, imprévisible, capable de passer de la vénération la plus totale à une violence inimaginable au moment d’avant. Esclarmonde reste, malgré les bruits qui courent, humaine, et qui plus est, toute jeune. Elle se prend un peu au jeu, se veut prophétesse, souffle le bien et aussi le mal, veut faire la pluie et le beau temps… Danger !

Du fond de son réduit-prison, Esclarmonde va pouvoir voyager, voir le monde, s’ouvrir aux autres alors qu’il lui aurait été impossible de le faire si elle avait vécu une vie normale. En fermant les yeux, par la grâce de l’amour, elle peut ainsi suivre l’épopée cruelle des croisés partis battre le fer et tenter d’atteindre Jérusalem. Elle va découvrir l’amour, la passion, la tendresse, la sensualité, mais elle va aussi connaître le manque, les douleurs de la privation, le désespoir. Enfermée dans quelques mètres carrés, vivant de rien ou de si peu, elle va réussir à toucher le coeur des gens, entrer en eux, y distiller un peu du feu mystique qui la nourrit, la réchauffe, la brûle parfois. Elle va souffler son amour – et sa haine aussi – sur ceux qui l’entourent, sans se douter que son statut de recluse ne pourra pas la protéger de toute la folie des hommes…

Car les hommes sont fous, et vengeurs. Ainsi ce père à qui la jeune fille a désobéi, qui ne peut lui pardonner son outrage et lui tourne le dos. Ainsi ceux qui se sentent abandonnés qui la trahiront ? Ainsi ceux qui ne comprennent rien, mais suivent sans réfléchir la majorité…

Il ne conviendrait pas d’en dire plus, car ce roman promet de multiples rebondissements qu’il serait vraiment cruel de vous dévoiler. Laissez-vous porter par cette histoire médiévale un peu merveilleuse, par cette écriture si élégante, si belle, si ‘prenante’, laissez les murmures vous envahir et plongez dans la vie d’Esclarmonde, qui vous fera frémir certes, mais vous apportera un immense bonheur de lecture !

Je suis l’ombre qui cause.
Je suis celle qui s’est volontairement clôturée pour tenter d’exister.
Je suis la vierge des Murmures.
À toi qui peux entendre, je veux parler la première, dire mon siècle, dire mes rêves, dire l’espoir des emmurées. […]
J’ai tenté d’acquérir la force spirituelle, j’ai rêvé de ne plus être qu’une prière et d’observer mon temps à travers un judas, ouverture grillée par où l’on m’a passé ma pitance durant des années. Cette bouche de pierre est devenue la mienne, mon unique orifice. C’est grâce à elle que j’ai pu parler enfin, murmurer à l’oreille des hommes et les pousser à faire ce que jamais mes lèvres n’auraient pu obtenir, même dans le plus doux des baisers. […]
Entre dans l’eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t’entraîner par des sentes et des goulets qu’aucun vivant n’a encore empruntés. Je veux dire à m’en couper le souffle.
Écoute !

Carole Martinez Du domaine des murmures, Editions Gallimard, 208 pages, 18 août 2011, 17€

4e de couverture : En 1187, le jour de son mariage, devant la noce scandalisée, la jeune Esclarmonde refuse de dire « oui » : elle veut faire respecter son voeu de s’offrir à Dieu, contre la décision de son père, le châtelain régnant sur le domaine des Murmures. La jeune femme est emmurée dans une cellule attenante à la chapelle du château, avec pour seule ouverture sur le monde une fenestrelle pourvue de barreaux. Mais elle ne se doute pas de ce qui est entré avec elle dans sa tombe. Loin de gagner la solitude à laquelle elle aspirait, Esclarmonde se retrouve au carrefour des vivants et des morts. Depuis son réduit, elle soufflera sa volonté sur le fief de son père et son souffle parcourra le monde jusqu’en Terre sainte. Carole Martinez donne ici libre cours à la puissance poétique de son imagination et nous fait vivre une expérience à la fois mystique et charnelle, à la lisière du songe. Elle nous emporte dans son univers si singulier, rêveur et cruel, plein d’une sensualité prenante.

 

 

 

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