Henri Rivière (1864-1951), poète de l’image et passeur de la modernité : entre Paris et la Bretagne, un maître de l’estampe et du regard.

Le 24 août 1951 disparaissait Henri Rivière, artiste inclassable, dont l’œuvre multiforme témoigne d’une curiosité insatiable. Dessinateur, graveur, illustrateur, photographe, décorateur et pionnier du théâtre d’ombres, il fut un acteur essentiel du renouveau de l’estampe en couleurs dans les années 1890. Ses séries La Mer, études de vagues et Paysages bretons condensent son génie : elles offrent une vision à la fois synthétique et poétique des côtes de Bretagne, marquée par le japonisme, et incarnent la part la plus novatrice de sa création.

Né à Paris le 11 mars 1864 dans une famille modeste, Henri Rivière se passionne très tôt pour les images et les gravures de Gustave Doré. Élève du peintre Émile Bin, il s’oriente vers une carrière artistique, tout en réalisant des illustrations pour vivre. Mais c’est à Montmartre, au cabaret du Chat Noir, que son destin bascule. Là, il devient en 1886 le directeur artistique du théâtre d’ombres et révolutionne la pratique en introduisant des projections colorées, des effets lumineux et sonores qui annoncent déjà l’art du cinéma. Le Chat Noir devient pour lui un véritable laboratoire d’images, où se croisent peintres, poètes et chansonniers.

Expérimentateur infatigable, Rivière s’initie parallèlement à la photographie. Armé d’un appareil en bois à soufflet, il explore paysages et portraits, tirant ses épreuves en cyanotype au bleu intense. Cette pratique – qu’il abandonnera au seuil du XXe siècle – nourrit son regard de graveur : ses cadrages audacieux, ses plongées et contre-plongées, sa recherche de la lumière témoignent d’une sensibilité photographique avant l’heure.

Mais c’est surtout dans la gravure sur bois en couleurs qu’il déploie son art. Fasciné par les estampes japonaises d’Hokusai et d’Hiroshige, dont il collectionne les œuvres, Rivière transpose en Bretagne cette esthétique faite de lignes épurées, de perspectives obliques et de vibrations chromatiques. Ses Paysages bretons, diffusés à partir de 1890, constituent une véritable célébration de la terre armoricaine : ports, falaises, marchés, scènes paysannes s’y déploient avec une intensité graphique qui conjugue tradition et modernité.
En 1902, Rivière publie son chef-d’œuvre parisien : Les Trente-Six vues de la tour Eiffel. Inspiré des « Trente-Six vues du mont Fuji » d’Hokusai, l’album décline le monument de Gustave Eiffel sous tous les angles, du chantier initial aux perspectives vertigineuses. L’artiste y célèbre l’architecture métallique, symbole de la modernité industrielle, tout en appliquant à Paris les principes esthétiques de l’estampe japonaise.
Installé à Loguivy-sur-Mer, dans les Côtes-du-Nord, il partage désormais sa vie entre Paris et la Bretagne. Ces deux univers nourrissent ses recherches : la capitale lui offre ses bouillonnements urbains, tandis que la Bretagne lui inspire ses cycles les plus profonds, notamment La Mer, études de vagues, où il parvient à saisir le mouvement perpétuel de l’océan avec une acuité quasi scientifique et une poésie de peintre-graveur.

À partir de la Première Guerre mondiale, Rivière délaisse l’estampe pour se consacrer à l’aquarelle et aux livres-objets. Sa série Le Beau Pays de Bretagne transmet, sous forme d’albums élégants, sa vision à la fois populaire et raffinée d’un territoire qu’il a arpenté sans relâche. Son art, profondément nourri par le japonisme, ne se limite pas à un exotisme d’emprunt : il renouvelle le regard porté sur la Bretagne, en révélant dans ses paysages un rythme, une clarté et une intensité qui les hissent au rang d’icônes universelles.
Dans ses mémoires, Les Détours du chemin, Rivière revient sur son parcours hors norme. Lorsqu’il meurt à Sucy-en-Brie le 24 août 1951, il laisse derrière lui une œuvre monumentale, traversée par l’invention, la rigueur et la poésie. Considéré aujourd’hui comme un maître de l’estampe moderne, il fut aussi l’un des plus subtils interprètes de la Bretagne qu’il a inscrite dans l’histoire universelle de l’art.
Bibliographie sélective
- Rivière, Henri. Les Trente-Six vues de la Tour Eiffel. Paris : Eugène Verneau, 1902. (Rééd. Paris-Musées, 1988).
- Rivière, Henri. La Mer : études de vagues. Paris : Société des Peintres-Graveurs, 1890 (rééd. 1984).
- Rivière, Henri. Paysages bretons. Paris : Floury, 1890-1894 (rééd. Rennes : Éditions OF, 1990).
- Rivière, Henri. Le Beau Pays de Bretagne. Paris : Floury, 1922.
- Rivière, Henri. Les Détours du chemin. Paris : Floury, 1946.
- Berthelot, Danièle. Henri Rivière, graveur et aquarelliste. Rennes : Musée de Bretagne / Éditions OF, 2004.
- Dayez, Anne. Henri Rivière : entre impressionnisme et japonisme. Paris : Hazan, 2010.
- Collectif. Henri Rivière, de l’ombre à la lumière. Catalogue d’exposition, Paris : Bibliothèque Nationale de France, 2009.
- Collectif. Henri Rivière : paysages de Bretagne. Quimper : Musée des Beaux-Arts, 2014.
