Alors que va débuter le Festival international des droits de l’Homme, que l’association Unidivers soutient étroitement l’ASDASS du Centre Pénitentiaire des Hommes de Rennes Vezin, qu’Unidivers Mag a consacré une recension fouillée à Qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance (voir notre article) mais aussi au Déménagement (voir notre article), nous avons demandé à Tony Ferri de contribuer par quelques articles réguliers à une réflexion d’ensemble hautement souhaitable  : que sont et que devraient être l’institution judiciaire, la prison, l’emménagement, la surveillance et la peine aujourd’hui ?

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Les réflexions qui composent cet article sont issues de plus d’une décennie d’analyses et d’observations directes, en tant que chercheur et professionnel du registre de l’application des peines, quant aux conséquences qu’impliquent les nouvelles pénalités, indexées sur la surveillance électronique, sur le corps et la manière de vivre des condamnés soumis à ce régime particulier d’exécution de peine et à l’obligation du port du bracelet pénal. Plus particulièrement, sur fond d’une étude comparative entre la nature d’une peine d’emprisonnement et les traits caractéristiques d’un aménagement de peine prenant la forme d’un placement sous surveillance électronique, il conviendra, d’une part, de s’attacher à mesurer la spécificité de ces deux modalités d’exécution de peine, ainsi que leurs similitudes et écarts éventuels, et, d’autre part, de tenter d’apercevoir, in fine, en quoi les dispositifs de surveillance électronique reconduisent une forme d’enfermement et de dénigrement de l’humain dans le domaine des pénalités, contrairement à la présentation habituelle qui en est faite par le législateur et les promoteurs de ce système.

Propos introductifs
Ces dix dernières années ont vu le monde des pénalités contemporaines françaises connaître un certain nombre de mutations dans le champ de l’application des peines. Une des innovations importantes dans le domaine du post-sentenciel, héritée de la mise en œuvre de nouveaux dispositifs de contrôle sur le territoire américain, repose sur l’avènement de la surveillance électronique comme modalité d’exécution d’une peine d’emprisonnement ou comme modalité d’aménagement de peine, et même, à présent, comme modalité alternative à un mandat de dépôt. Le placement sous surveillance électronique fixe et mobile (PSE et PSEM) en direction des personnes condamnées, et l’assignation à résidence sous surveillance électronique (ARSE) en direction des personnes prévenues se donnent aujourd’hui comme de sérieuses mesures alternatives à l’incarcération.
Comme sanctions pénales et mesures de contrôle concurrentes à l’égard de la peine de prison, les dispositifs de surveillance électronique s’efforcent de trouver des relais organisationnels et fonctionnels dans le milieu libre lui-même, et supposent la mise en doute de l’efficacité pénale de la prison sur les plans de la réhabilitation individuelle, du reclassement social et de la prévention de la récidive. Sur fond d’exigence de réduction et de maîtrise des dépenses publiques, le législateur porte dorénavant son regard sur la gestion du parc pénitentiaire qui semble avoir un coût exorbitant et disproportionné au regard de son efficience et de son caractère opérationnel dans le domaine de la défense sociale, de la lutte contre les illégalismes et de la prévention de la récidive.
Ce décentrage récent de la pénalité vers une prise en charge différenciée des condamnés et prévenus, et son ouverture croissant au milieu libre invitent à interroger les présupposés et les implications de ce basculement des politiques pénales, tant sur le public délinquant lui-même que sur la représentation sociale.
Nous voudrions ici circonscrire les caractéristiques propres à ces deux grandes modalités contemporaines de prise en charge de la population délinquante que représentent l’emprisonnement et les mesures de placement sous surveillance électronique, afin de révéler le principe qui les sous-tend et de dégager le modèle fondamental de sanction dans lequel elles s’inscrivent. Une fois cet objectif atteint, nous espérons à la fois mesurer l’écart qui sépare ces deux types de sanction et d’accompagnement pénal, et percevoir, dans leur différence, les liens forts qui, paradoxalement, les unissent.

Placement sous surveillance électronique versus prison
Dans un premier temps, il est usuel de considérer la prison comme le lieu, par excellence, de l’exécution d’une peine d’emprisonnement ou de réclusion. Le geste de l’incarcération est celui de l’arrêt et de la prise : il consiste à arrêter et à capturer un corps, et à le jeter en prison (par où l’on retrouve la notion de « pris-on » comme ce lieu de rassemblement et de confinement des corps pris), c’est-à-dire à le placer dans cet espace particulier, prévu à cet effet et étatisé, où se trouve concentrée la population des Outlaws, au sens de R. Castel. Incarcérer un individu caractérise donc, au premier chef, un geste d’élimination sociale. Tandis que la peine capitale liquide brutalement et biologiquement l’homme puni, l’incarcération s’efforce de l’éliminer socialement et de le détenir dans un lieu où, enfermé et mis à l’écart, il ne pourra ni commettre d’infractions ni récidiver, du moins tout le temps que durera son confinement et son retrait hors de la société.
Une fois banni de la communauté des hommes, l’individu incarcéré est amené à fréquenter des individus ayant également commis des infractions, par conséquent à rencontrer ses semblables, et ce dans un périmètre forcément restreint. La délimitation de l’espace du confinement, à l’intérieur duquel on observe la présence d’une forte concentration de population caractérisée par le statut et les stigmates de la délinquance, définit assez la prison comme une organisation concentrationnaire, voire totale, selon la désignation d’E. Goffman.
La prison, comme organisation concentrationnaire, fonctionne sur le modèle du camp. Dans la mesure où le délinquant est cet être qui a rompu le pacte social, qui s’est de lui-même désolidarisé de la communauté humaine fondée sur le respect et l’observation de la loi, il convient de l’éloigner de la société, de le mettre hors d’état de nuire dans un établissement pénitentiaire. Il s’agit donc de concentrer ce type de population dans un espace retiré, clivé par rapport à la vie sociale, délimité par des hauts murs de béton, des fils barbelés et des barreaux métalliques, construit selon un plan de stricte clôture, obéissant au principe des abscisses et des ordonnées en vue de gérer et de réglementer les déplacements des individus dans cet univers originairement clos. Par conséquent, il est frappant de constater que l’organisation concentrationnaire est soumise à la force centrifuge.
Cette considération procède du fait que le pouvoir de domination qui s’exerce sur les individus punis consiste à évincer leur corps hors du champ social, dans un mouvement qui va du centre vers la périphérie : l’incarcération comme geste typiquement d’exclusion chasse les individus du centre vers la périphérie, et opère en même temps selon une logique de la centralisation. Le type de domination qui préside aux relations entre le législateur et la société civile, entre la loi et l’infracteur, est celui de l’expulsion hors du cœur de la communauté humaine dont les individus qui se sont rendus coupables d’actes délictueux ou criminels sont jugés indignes. Cette force centrifuge de la pénalité d’emprisonnement a pour fonction de parquer et d’isoler, loin de l’activité humaine ordinaire, l’ensemble des délinquants, et donc de concentrer et de centraliser la population des Outlaws dans l’enclos pénitentiaire.
À l’opposé du geste de l’incarcération, l’instauration des mesures de placement sous surveillance électronique prend le contrepied de ce mouvement d’expulsion de la population délinquante, et fait le pari, assez révolutionnaire dans son principe, de réadmettre d’emblée cette population au sein de la communauté. Lorsqu’il est question de sentences de justice, il s’agit désormais de ne plus opposer les notions de communauté et de sanction, mais précisément de les associer. Ceci exprime l’idée qu’il n’y a plus, d’un côté, la communauté des hommes, et, d’un autre côté, l’espace de la sanction. Dorénavant, punir ne consiste plus ou pas seulement à reléguer au second plan, dans des espaces clos ou dans une sorte d’antimonde, les Outlaws, mais à réintroduire et à prendre en charge ces derniers dans l’espace commun de la société des hommes. Trois conséquences majeures résultent immédiatement de cette observation :
⁃    d’une part, l’exécution des mesures de placement sous surveillance électronique se fonde sur une organisation « déconcentrationnaire » de la sanction et de l’accompagnement pénal. Son pouvoir d’assujettissement des corps ne réclame plus la soumission à la force centrifuge, mais, tout au contraire, la subordination à la force centripète. Son pouvoir de domination ne fonctionne plus par concentration, mais par répartition, dispersion et diffusion. Cela signifie que les individus porteurs du bracelet pénal connaissent une trajectoire les menant de la périphérie au centre, et sont rebranchés illico sur les circuits socio-économiques fondamentaux de l’existence collective ;
⁃   d’autre part, la mise en œuvre de la surveillance électronique pénale relève du défi technologique, en ce sens qu’elle implique l’application de connaissances scientifiques, appartenant au domaine de la physique ondulatoire , au champ pratique de la pénalité et du post-sentenciel. Elle ne requiert plus la spatialisation stricte de l’exécution des peines, au moyen de l’instauration de territoires ressortissant au modèle du camp et du périmètre restreint, mais l’extension de son emprise et, du moins en droit, l’indétermination de son territoire de contrôle rendues dorénavant possibles au moyen d’une structuration fonctionnant sur le modèle du réseau ;
⁃    enfin, une autre des caractéristiques principales de cette forme déconcentrationnaire de la punition est que, n’étant perceptible nulle part, celle-ci peut s’immiscer partout. Comme cette forme de pouvoir punitif n’est pas identifiable avec évidence, comme elle pousse la discrétion jusqu’à inciter le condamné à porter le bracelet pénal en le dissimulant sous sa chaussette, comme elle revêt également un aspect filandreux et nébuleux, il en résulte l’impossibilité d’opérer socialement une démarcation nette et franche entre les gens bien intégrés collectivement et les « anormaux » au sens de M. Foucault. La forme déconcentrationnaire de la surveillance électronique pénale a pour particularité de se diluer dans la banalité de l’existence humaine.

Progrès apparent, problèmes réels
De ces considérations il est possible et tentant de percevoir, dans la surveillance électronique pénale, un moyen très positif de lutter contre les effets pernicieux de la désocialisation et de la stigmatisation propres à la la prison pénale. S’il est vrai que ce type de surveillance permet de faire voler en éclats le principe de l’instauration d’un périmètre au profit de l’exigence du paramétrage du bracelet, et donc de rendre possible, voire compatible, sanction et liberté, punition et dignité, il faut cependant se garder de se hâter d’en conclure qu’il ne possède aucun inconvénient et qu’il permet à la réflexion d’éviter de se heurter à certains problèmes. Car, à bien y regarder, au moins trois problèmes afférents à la relation entre la surveillance électronique pénale et la société sont repérables, et il n’est pas hors de propos d’en rappeler le contenu maintenant :
⁃    en premier lieu, dans la mesure où la mise en réseau de la surveillance électronique ne paraît connaître, par définition, aucune limitation, sinon celle que consentent à se donner les pouvoirs publics, attendu que rien ne semble pouvoir restreindre la tendance à l’accroissement de la formation en étoiles des technologies ondulatoires, il n’est alors pas exclu d’assister, ici ou là, à l’apparition d’un certain nombre de dérives tenant précisément au caractère technologique du dispositif. Puisque ce système de contrôle s’appuie sur la technologie de la programmation et sur une exigence de détection et de mémoire, afin de pister, de débusquer, de filer les individus qui y sont assujettis, il s’ensuit que le dispositif de surveillance se caractérise par un fonctionnement à distance, qu’il n’exige aucunement d’être relié aux condamnés par une chaîne, mais seulement par la technologie de l’ondulatoire dont le propre est d’être subreptice et indétectable, et qu’il contraint les porteurs du dispositif à se parer du bracelet, tant et si bien que cette logique de la traçabilité et l’exigence d’être « bagué » qui lui est consubstantielle tendent à rendre indistincts l’humain et l’animal. Où l’on voit que l’une des premières grandes dérives de ce système de surveillance consiste dans le mouvement d’« animalisation » et d’instrumentalisation de l’humain ;
⁃    en deuxième lieu, l’un des corollaires de la mise en œuvre de ces nouvelles mesures de surveillance électronique est la délocalisation de la prise en charge du public délinquant et la désinstitutionnalisation du lieu « classique » de l’exécution de la peine. Une telle déterritorialisation de l’espace pénal « classique » et l’oblitération du caractère institutionnel du lieu où s’exerce ordinairement le pouvoir punitif reviennent à instaurer une confusion entre l’espace public et l’espace privé. Cette confusion vient de ce que les personnes qui font l’objet d’une surveillance électronique ne subissent plus, comme dans l’enceinte pénitentiaire, un quadrillage de leur corps destiné à soumettre l’individualité à une certaine discipline et à une épreuve de normalisation, mais sont désormais confrontés à l’investissement, par le dispositif de contrôle, de leur domaine privé, à l’exploration, par les agents de l’État, de leur psyché, à l’atteinte de leur personnalité s’exprimant habituellement sous la forme de la spontanéité. Concrètement, l’annexion du domicile, caractérisé ordinairement comme cet espace incessible que nul ne peut s’approprier, à laquelle procède pourtant l’instance de contrôle, l’envahissement de la conscience qu’elle réalise, l’emprise qu’elle forme sur le domaine de l’intime et les relations intra-familiales et interpersonnelles, imposent de considérer que la surveillance électronique pénale produit des effets de désubjectivation et, en gommant l’opposition traditionnelle de l’espace public et de l’espace privé, réinvente le domaine des pénalités en lui attribuant, non plus la forme d’un espace de la peine (la prison), mais la forme du territoire national comme peine (le milieu « libre ») ;
⁃    en troisième lieu, les mesures de placement sous surveillance électronique produisent ce qu’on pourrait nommer un effet de panoptique – concept architectural dix-neuviémiste, hérité de J. Bentham -, en créant un régime de pénalité inédit indexé sur le déroulement même de la vie quotidienne des Outlaws : il s’agit du régime de l’hypersurveillance. Le nœud de la surveillance électronique pénale repose sur l’impression singulière qu’elle ne manque pas de distiller dans le cœur des condamnés : ceux-ci ont effectivement l’impression durable qu’ils sont constamment épiés, surveillés, pistés. Devant effectivement porter en permanence le bracelet pénal sur leur corps, jusques et y compris dans les moments les plus intimes ou anodins de l’existence banale, comme, par exemple, lorsqu’il est question de faire les courses, de prendre un bain ou de faire l’amour, les condamnés participent eux-mêmes à la mise en œuvre du dispositif qui les contrôle, voient leurs proches s’impliquer dans la procédure de la surveillance et leur rappeler la nécessite qu’il y a à respecter le cadre horaire d’autorisation et d’interdiction de sortie du domicile et, pour une bonne part, sollicitent la clémence de leur employeur à qui ils sont contraints de révéler leur situation de détenu (puisque, rappelons-le, un individu placé sous surveillance électronique est écroué, et conserve, à ce titre, son statut de détenu). La particularité et l’efficience des dispositifs de surveillance électronique procèdent de là, de cette tendance à instituer des réflexes d’auto-observation et d’autoaffection chez les condamnés, et cela au bénéfice de la procédure et de l’exécution de la sanction pénale. Ressentant des effets sur leur psyché et s’observant eux-mêmes, les condamnés qui purgent leur peine sous la forme du placement sous surveillance électronique en viennent à consentir d’eux-mêmes à abandonner leur spontanéité et à œuvrer en faveur d’un processus de dépersonnalisation.

Les propriétés d’un aménagement de peine prenant la forme d’un placement sous surveillance électronique
Les dispositifs de placement sous surveillance électronique représentent essentiellement, en France, des mesures alternatives à l’incarcération, et se donnent comme des modalités d’exécution d’une peine d’emprisonnement aménageable. Être placé sous surveillance électronique signifie, dans la plupart des cas, bénéficier d’un aménagement de peine sous la forme de la surveillance électronique. La notion d’aménagement de peine présente deux aspects principaux :
⁃    d’abord, le premier aspect est d’ordre topographique, car un tel aménagement de peine équivaut à un emménagement de l’institution pénitentiaire au domicile du condamné qui, d’une certaine manière, en vient à remettre les clés de son domicile à l’autorité judiciaire. Sur le plan pénal, le corrélat de l’aménagement est l’emménagement, de sorte que l’habitation perd son caractère libre, permissif, et protecteur contre les agressions extérieures pour devenir le théâtre où se jouent la contrainte, la normalisation et le droit régalien à l’incursion. L’idée même de « prison à domicile » comporte, pour la réflexion, une impasse, puisqu’il est, pour le moins, difficile, dans un contexte démocratique, de considérer la maison comme le lieu, par excellence, de la méfiance et de l’interdiction et comme un espace appartenant à quiconque (l’État, la loi) ;
⁃    ensuite, le second aspect est d’ordre psychologique, dans l’exacte mesure où l’aménagement de peine sous la forme du placement sous surveillance électronique correspond à une modalité de pénétration de la conscience du condamné par l’institution judiciaire (pénale et pénitentiaire). Parce que le porteur du bracelet pénal doit respecter le cadre horaire d’autorisation et d’interdiction de sortie du domicile, regagner, coûte que coûte, son logement avant que ne se déclenche l’alarme, à la manière de l’imposition d’un couvre-feu, justifier de ses retards à chaque fois que s’active la procédure d’alerte, s’accommoder du bracelet, qui colle à sa peau, comme un vêtement technologique devant être porté 24h/24, articuler tout particulièrement sa vie de famille et son activité professionnelle au cadre strict de la mesure et aux obligations qui lui sont étroitement afférentes, il n’est pas douteux que le « bénéficiaire » d’un tel aménagement de peine finisse par vivre le dispositif comme un système puissamment irruptif et invasif au regard du droit à l’intimité, et comme délétère sur le plan du dynamisme vital.
⁃    Les deux dimensions de l’intime, c’est-à-dire, d’une part, la maison en tant que domus (domicile, chez soi), et, d’un autre côté, la spontanéité propre à la pensée, à la mobilité et aux relations intra-familiales et interpersonnelles, sont redoutablement remises en cause par les dispositifs de surveillance électronique.

L’indignité de la surveillance électronique pénale
Afin de préciser davantage encore le contenu de cette attaque faite contre le registre de l’intime, il y a lieu de souligner encore que l’indignité de la surveillance électronique tient à deux raisons complémentaires :
⁃    premièrement, le branchement de l’instance de contrôle sur le corps du condamné, au moyen d’un bracelet muni d’une puce électronique émettrice et réceptrice d’ondes, implique de grever sérieusement le caractère de propriété ou de « mienneté relatif au corps. En d’autres termes, c’est toute la thématique du « corps propre », qui, en philosophie, d’au moins Descartes jusqu’à Merleau-Ponty, qui se trouve ici mise à mal, car ce corps surveillé et investi journellement par le système de contrôle à distance devient l’impropre et l’altérité par excellence, attendu que, entre autres choses, les pensées, les justifications de l’action et les déplacements qui sont liés au corps obéissent mécaniquement à une source extérieure, comme si le corps ne répondait finalement à rien qu’à des in-put et à des out-put ;
⁃    secondement, s’il est vrai que le corps propre est directement atteint par le dispositif de surveillance électronique, cet assaut contre le corps se double d’une attaque en règle contre la subjectivité elle-même, ne serait-ce que dans la mesure où c’est le sujet de droit, le « sujet capable » qui est directement aux prises avec les effets pernicieux de l’application de la pénalité dopée à l’électronique. En effet, en inféodant la conduite des condamnés à la béquille de la surveillance électronique, il appert que c’est la dimension d’autonomie même qui leur est confisquée, au prétexte qu’ils ne savent pas en faire un bon usage, puisque leurs choix et leur mobilité sont assujettis à une vigie tout extérieure, à l’œil fureteur de la surveillance abstraite et ondulatoire. Ajoutons que ce type de surveillance se donne comme d’autant plus ubiquiste qu’il est insaisissable, compte tenu du fait qu’il n’y a pas de nom propre associé à la surveillance, mais juste un « il » ou un « ça » qui surplombe les territoires et les subjectivités visés. En définitive, c’est à la subjectivité en tant qu’elle est douée d’autonomie et investie par la capacité d’être au fondement de ses actes (l’hypokeimenon) que doivent renoncer les porteurs du bracelet pénal.

La question de la territorialité
Nous avons vu que la surveillance électronique comme modalité d’aménagement de peine équivalait à un emménagement de l’institution péno-pénitentiaire au domicile des condamnés. Bien que cet aspect de l’aménagement de peine apporte un éclairage à l’analyse portant sur les excès, voire les dangers, de la surveillance électronique pénale, il n’est pas le seul. Il est effectivement requis, à présent, de relever un autre aspect qui est propre à l’aménagement de peine institué sous la forme du port du bracelet pénal, et qui est parti lié, précisément, à la question de la territorialité. En taillant en pièces l’idée même d’une institution de la peine, habituellement identifiée à la prison, la surveillance électronique pénale fait disparaître, nous l’avons vu, l’antinomie entre l’espace public et l’espace privé, au profit d’une déterritorialisation de la peine d’enfermement.
Mais il y a plus : en effet, cette désinstitutionnalisation et cette déterritorialisation du lieu d’exécution de la peine ont pour corollaire l’éclatement des repères géographiques et institutionnels habituels, la dissolution des frontières et des démarcations topographiques franches, tant et si bien qu’il n’est pas étonnant à ce que l’on observe que le propre des dispositifs de surveillance électronique consiste à porter directement atteinte au domicile et au registre de l’intime, attendu que la technologie de la télé-surveillance ondulatoire, immatérielle et volatile en son principe, ne saurait rencontrer d’obstacles solides et perceptibles sans pouvoir les traverser, et, du même coup, les anéantir comme obstacles ou résistances. Le caractère volatile de la technologie mise en œuvre, la porosité des éléments qu’elle rencontre conduisent les techniques de surveillance électronique à redéfinir la notion même d’espaces, que ces espaces revêtent les caractères de l’intime ou de la chose publique, du dedans ou du dehors, du virtuel ou du réel. L’indétermination du lieu d’exécution de la peine est le pendant de la volatilité de la surveillance électronique, de la désagrégation des lignes et des limites, de la fissuration des murs de l’habitation, de l’oxymore révélé par l’expression étonnante de « prison à domicile ».
Le porteur du bracelet pénal est une sorte de caravanier de la peine, un individu qui exécute sa peine sous la forme du nomadisme, il est à la fois un « zoneur », en ce sens qu’il est un mobile en perpétuel mouvement au sein de zones théoriquement ouvertes et équipollentes, et un zonier, en ce sens qu’il est toujours ce frontalier en transit d’un côté vers un autre côté, ou plutôt, d’un point de départ vers un point d’arrivée, à ceci près qu’il est en même temps cet individu qui est dans l’incapacité d’identifier le centre et la périphérie, de différencier des points, par essence, équivalents et pouvant prétendre au même statut, au sein d’un territoire caractérisé par le réseau et la dissolution de l’espace dans l’espace. De là vient que, outre un aménagement de la peine dans l’intimité du condamné, l’aménagement de peine se réalisant sous la forme du placement sous surveillance électronique est un réaménagement du territoire traduisant la nécessité de former un lacis invisible en son sein, et définissant les contours d’une nouvelle architecture péno-pénitentiaire.

Socialisation de la peine ou pénalisation de la société ?
En dernière analyse, il y a lieu de se demander si le mouvement de socialisation de la peine, qui désigne, nous y avons insisté, cette tendance croissante des pénalités contemporaines à permettre et à encourager les exécutions de peine à l’intérieur de la communauté, n’est toutefois pas de nature à favoriser une sorte de pénalisation de la société. Punir aujourd’hui par rapport à hier semble revêtir la structure d’un chiasme : en effet, alors que, jadis, il s’agissait de mettre en scène des exécutions sanglantes, au moyen de techniques visibles et macroscopiques, tels que l’usage de l’échafaud ou de dispositifs subtils comme ceux permettant l’écartèlement, au détriment du supplicié, et cela afin de graver dans la mémoire de l’assistance la noble supériorité du roi et des seigneurs, il apparaît actuellement que le souci majeur est celui de veiller à ce que l’utilisation des technologies permette, tout au contraire, de rendre discrète la modalité de l’exécution de la peine et de maintenir dans la communauté le condamné.
En d’autres termes, si les moyens d’exécution des peines d’hier étaient mis en pleine lumière pour impressionner les hommes qui devaient disparaître dès lors qu’ils avaient porté atteinte à la dignité de la couronne et de la seigneurie, les techniques de la pénalité d’aujourd’hui consistent, à l’opposé, à favoriser une sorte d’invisibilité de la condamnation (le bracelet demeure un instrument invisible), tout en maintenant dans la lumière le condamné lui-même qui peut circuler au sein de la communauté, au point même de laisser l’impression choquante, à la conscience populaire, qu’elle assiste à une inexécution des peines et au maintien d’une vie sociale des Outlaws. Mais comme philosopher consiste à n’être pas la dupe des premières impressions, si tenaces soient-elles, il convient de tenter de voir plus loin. Car, à bien y regarder – et notre étude, dans le cadre de cet article, s’est attachée à le montrer à travers la mise en exergue d’un certain nombre de points -, la socialisation de la peine peut comporter des dérives potentielles, et exprimer une étape vers la pénalisation de la société, en ce sens que cette socialisation peut préparer la conscience commune à accueillir ce type de dispositifs de contrôle de manière à accroître son champ d’application, qui a la particularité de paraître nombreux et sans limites : rien n’interdit, en effet, d’anticiper l’élargissement du champ d’application de la surveillance électronique pénale, compte tenu du fait que, primitivement, en France, elle était censée s’adresser uniquement aux personnes condamnées à une peine d’emprisonnement dont le reliquat de peine était inférieur ou égal à une année.
Aujourd’hui, depuis la Loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, le reliquat est passé à deux années, ce qui veut dire que les placements sous surveillance électronique concernent bien plus de prétendants. En outre, elle enveloppe désormais aussi les personnes prévenues. Rien n’interdit donc d’envisager la possibilité d’une autre extension de l’usage de la surveillance électronique pénale, en se figurant qu’elle puisse, par exemple, s’appliquer bientôt aux mineurs, qu’ils soient perçus comme dangereux ou, tout simplement, comme étant en danger. Au bout du compte, la surveillance électronique pénale n’offre-t-elle pas un laboratoire d’étude et d’expérimentation destiné à irriguer, à terme, la société tout entière de son d’emprise sur les corps et les subjectivités ?

Tony Ferri, docteur ès Philosophie, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation au sein du ministère de la Justice, chercheur associé au GERPHAU (Groupe d’études et de recherches en philosophie de l’architecture et de l’urbanisme), auteur de Qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance (voir notre article), Paris, l’Harmattan, coll. « Questions contemporaines », 2012

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Résumé (anglais) : These reflections which compose this article are based over more than ten years of analyses and direct observations, as researcher and professional of the register of the sentencing. These reflections aim to understand the consequences about the new penalties, indexed to the electronic monitoring, on the body and on the way of life about condemned persons who are obliged to carry the penal bracelet. More particularly, with the help of a comparative investigation between the characteristics of prison punishment and the characteristics of electronic monitoring punishment, it will be advisable, on one hand, to analyse the specificity of these two methods of punishment and, on the other hand, to try to see why electronic monitoring systems renew a shape of confinement and belittlement of the human being in the field of penalities.

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Tony Ferri
Docteur en philosophie, Chercheur postdoctoral associé au Laboratoire GERPHAU (Groupe d’études et de recherches philosophie - architecture - urbain, UMR 7218/CNRS/ LAVUE), auteur notamment de qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance, Paris, l’Harmattan (coll. « Questions contemporaines »), 2012, Tony FERRI est actuellement Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation au sein du ministère de la Justice.


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