Boris Vian aurait eu 100 ans mardi 10 mars 2020. Décédé prématurément en 1959, cet artiste hors normes aura marqué la culture française de ses multiples talents, dont celui d’écrivain et de poète. Il fut aussi un musicien très actif, puis un chanteur et parolier prolifique. C’est sur cette facette musicale que nous revenons dans cet article, en retraçant son parcours et en évoquant sa puissante influence dans la chanson française.

La musique occupa très tôt une place centrale dans la vie de Boris Vian. Né le 10 mars 1920 à Ville-d’Avray (92) de deux parents passionnés d’opéra, sa mère Yvonne est chanteuse soprano et pianiste classique. Il est ainsi baptisé Boris en référence à l’opéra Boris Godounov de Modest Moussorgski. Mais c’est le jazz qui deviendra la plus grande passion de sa vie et ceci dès son adolescence. Vers 1935, il découvre ainsi la trompette bouchée de Duke Ellington qu’il considèrera plus tard comme sa référence absolue dans le domaine musical. La même année, il commence à pratiquer l’instrument en écoutant des disques, développant un jeu influencé par Bix Beiderbecke, cornettiste américain de « dixieland » (autre nom du courant de jazz de la Nouvelle-Orléans popularisé pendant les années 20) qui est son autre modèle. Deux ans plus tard, le jeune Boris rejoint le Hot Club de France, association créée dans l’optique de faire connaître le jazz dans l’Hexagone, alors présidée par le célèbre trompettiste Louis Armstrong et le critique Hugues Panassié. Et en 1938, dans la salle de bal aménagée par son père dans la maison familiale, il crée son premier groupe L’Accord Jazz, accompagné à la guitare et à la batterie par ses frères Lélio et Alain.

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Boris Vian en 1946. Photo : (c) DR – Archives cohérie Boris Vian

En 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, les trois frères rejoignent l’orchestre de Claude Abadie, clarinettiste avec lequel ils donneront de nombreux concerts dans les clubs du quartier de Saint-Germain-Des-Prés. Leur renommée sera telle qu’à la fin du conflit, la formation remporte plusieurs concours et est considérée comme l’un des meilleurs orchestres jazz amateurs de l’époque. Après son départ du groupe en 1947, Boris Vian continue d’animer à la trompette de multiples soirées avec ses frères dans les clubs de Saint-Germain-Des-Prés, dont Le Tabou, ouvert la même année. Il y fréquente entre autres les intellectuels « existentialistes » comme Jean-Paul Sartre, mais également des jazzmen de premier plan tels que Miles Davis. Après la fermeture subite de l’établissement, il prend ses habitudes au Club Saint-Germain où il contribue entre autres à lancer le be-bop, à la suite d’un concert de Dizzy Gillespie en février 1948.

Devenu entre temps écrivain, Boris Vian offre une place de choix à la musique dans ses romans : ainsi dans Vercoquin et le plancton (1947), raconte-t-il les « surprises parties » où se retrouvait la jeunesse zazoue en 1945. De même, Lee Anderson, le protagoniste de J’irai cracher sur vos tombes (signé sous le pseudonyme de Vernon Sullivan), s’illustre en outre comme chanteur de blues. Impossible également de ne pas évoquer L’écume des jours (1947), l’un de ses chefs-d’œuvre, où se côtoient « Chloe » de Duke Ellington et sa formidable invention du pianocktail (un piano conçu pour créer des cocktails sur mesure, en fonction du jeu du musicien).

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Miles Davis et Boris Vian en 1950. Photo : D.R. BNF

S’il connaît une réelle popularité comme musicien de jazz jusqu’au début des années 50, il est aussi amené progressivement à écrire des chansons, au gré de ses rencontres. Ainsi entre 1942 et 1949, il écrit trois textes pour Jean-Marc « Johnny » Sabrou et le pianiste Jack Diéval, pour lequel il créé « C’est le be-bop » (1949). Cette dernière, inspirée du courant jazz du même nom, est finalement enregistrée par Henri Salvador, que Vian rencontre à cette occasion. Il se lie immédiatement d’amitié avec le chanteur et entamera avec lui une collaboration aussi fructueuse que fidèle.

En 1951, la maladie de coeur qui ronge Boris depuis ses douze ans se fait plus présente, le contraignant à délaisser la trompette. Dans le même temps, il termine son dernier roman L’arrache coeur qui paraît en 1953 , mais ne rencontre pas le succès escompté. Suite à ces deux déconvenues, il décide de suivre une autre voie en s’affirmant comme parolier : il ébauche ainsi des arguments de ballets et écrit également le livret de l’opéra Le Chevalier de neige (1953) sur une musique de Georges Delerue. Il créera même deux comédies musicales, Mademoiselle Bonsoir et La reine des garces, qui resteront inexploitées.

Ce n’est qu’en 1954 que la chanson prend une place majeure dans l’oeuvre de l’artiste. Cette même année, il écrit pas moins d’une soixantaine de textes dont les compositions sont réalisées par les pianistes Jimmy Walter et Alain Goraguer. Ces derniers mettent en musique ses textes sur des arrangements englobant une diversité d’esthétiques. Certains se réfèrent directement à divers courants du jazz, comme dans « J’suis snob », où l’accompagnement instrumental se rapproche du style  « West Coast » alors popularisé par des musiciens tels que Paul Desmond et Stan Getz. De même, « On n’est pas là pour se faire engueuler », dans sa version arrangée par Jimmy Walter, sonne comme inspirée par le courant swing et « Kansas City » des années 30. Dans un registre quelque peu différent, « Les joyeux bouchers » consiste en un sombre tango qui résonne comme résolument ironique, mué en marche militaire.

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Boris Vian avec sa guitare-lyre. Photo : Archives Cohérie Boris Vian.

À travers tous ces textes, Boris Vian dévoile donc des histoires empreintes d’un humour grinçant et du surréalisme qui faisaient la marque de ses romans, ainsi que des sujets parfois avant-gardistes pour l’époque. Ainsi dans « La complainte du progrès », il étrille la société de consommation dont il pointe la démesure, la toxicité et les excès à travers une liste « à la Prévert » d’inventions fantaisistes. Mais celle qui fit le plus grand bruit reste « Le déserteur », écrite sur une composition du pianiste américain Harold Berg. D’abord refusée par les interprètes auxquels elle est proposée, la chanson trouve preneur auprès de Mouloudji, qui la crée le 7 mai 1954 au Théâtre de l’Oeuvre à Paris et l’enregistre une semaine plus tard. Mais son propos antimilitariste, même remanié avec une tournure plus pacifiste et universelle que l’original, fait scandale et lui vaut la censure radiophonique. Il coïncide en effet au moment même où la France subissait sa défaite militaire à Diên Biên Phu, mettant fin à la Guerre d’Indochine. Mais Boris Vian n’abandonne pas le morceau et, à la même période, il l’intègre à son propre tour de chant, présenté pour la première fois en 1955 lors d’une série de concerts aux Trois Baudets, théâtre alors tenu par le producteur Jacques Canetti. « Le déserteur » figurera également parmi les dix morceaux de son répertoire qu’il immortalisera sur ses deux albums Chansons possibles et Chanson impossibles, sortis en 1956 sur le label Philips.

A cette même période, Vian participe malgré lui à introduire un style musical alors inédit en France : le rock’n’roll. Le succès de cette esthétique va crescendo, pour faire suite à la sortie le 19 juillet 1954 de « That’s All Right Mama » par Elvis Presley, longtemps décrite comme son acte fondateur. Un essor qui se confirme en mars 1955, quand la chanson « Rock Around The Clock » de Bill Haley & The Comets, intégrée au générique du film « Graine de violence » (en anglais « Blackbroad Jungle »), s’impose au hit-parade américain. Le morceau sera ensuite repris en France par divers interprètes et orchestres, dont celui de Jacques Hélian et Albert Raisner avec son Trio d’Harmonica. Puis en mai 1956, le batteur et chanteur Mac Kac suit cette dynamique et crée ses premières chansons originales de rock’n’roll en français.

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Pochette du 45 tours « Henry Cording and his Original Rock And Roll Boys ». Visuel : Imprimerie J. Marx et Cie.
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notes de Boris Vian pour le 45 tours « Henry Cording and his Original Rock And Roll Boys ». Photo : Imprimerie J. Marx et Cie

La même année, Jacques Canetti réalise un voyage à New York avec Michel Legrand, lequel rapporte des disques de rock’n’roll à Boris Vian dès son retour à Paris. Canetti lui propose d’exploiter ce nouveau style dans une version française. L’artiste juge alors le rock’n’roll comme étant pauvre d’un point de vue mélodique et considère que son seul intérêt réside dans sa portée supposément comique et de transe. Il accepte cependant cet exercice de style et choisit de l’adapter sous l’angle de la farce : il rédige quatre chansons parodiques, dont « Rock And Roll Mops » et « Va t’faire cuire un oeuf, man », dont l’aspect saugrenu est parfois proche de celui de Louis Jordan. Enregistrées le 21 juin 1956, elles sont portées par la voix hurlante d’Henry Cording (qui n’est autre qu’Henri Salvador) et ses Original Rock And Roll Boys, accompagné par des instrumentations composées par Mig Bike (pseudonyme de Michel Legrand), pastichant celles de groupes comme les Comets de Bill Haley. Toutefois, la plaisanterie ne s’arrête pas là et malgré sa dépréciation, Vian écrit plusieurs autres chansons dans cette veine. Elles sont interprétées entre autres par Magali Noël et Danyel Gérard, qui sera plus tard désigné « roi du twist » avec « Petit Gonzales » (1962), au début des années « yéyé ».

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Boris Vian en 1956 à la Cité Véron. Photo : Willy Ronis.

En dépit d’un véritable succès populaire, les textes avant-gardistes de Vian, parfois engagés et surréalistes, ont retenu l’attention de plusieurs de ses contemporains. Parmi eux, le jeune Serge Gainsbourg qui assiste à l’une des représentations de l’artiste au Milord L’Arsouille, dont il ressort bouleversé. Il déclarera plus tard que c’est cet évènement qui l’a décidé à se lancer dans l’écriture de chansons. Il est d’ailleurs étonnant de constater que son premier album Du chant à la une ! (1958), en particulier « Le poinçonneur des lilas », fait écho à bien des égards à l’oeuvre de Boris Vian. Ce dernier encensera d’ailleurs le premier opus de Gainsbourg le 12 novembre 1958, dans les colonnes du Canard Enchaîné.

Rattrapé par sa maladie, Boris Vian décède brutalement d’une crise cardiaque en juin 1959, alors qu’il assiste à la projection en avant-première de l’adaptation cinéma de J’irai cracher sur vos tombes. Si sa disparition a laissé un grand vide dans le monde de la chanson, son répertoire n’est heureusement pas tombé dans l’oubli. De fait, il est aujourd’hui estimé à plus de 600 textes, dont nombre d’entre eux ont été mis à l’honneur peu après sa mort par ses contemporains. Ainsi, Henri Salvador n’aura de cesse, sa vie durant, d’interpréter plusieurs titres qu’il a composés avec Vian, parmi lesquelles les désormais cultes « Faut rigoler » et « Le blouse du dentiste » (1959). De même, au milieu des années 60, l’ami Jacques Canetti s’évertuera à faire vivre le répertoire de l’artiste à travers un monumental coffret d’albums enregistrés par différents interprètes. Y figurent notamment des versions magistrales de morceaux jusqu’alors inédits comme « Arthur, ou t’as mis le corps ? » et « Dans mon lit », qui marqueront les débuts discographiques de Serge Reggiani et de Jacques Higelin en 1964.

Par certains égards, il apparaît aussi que son influence se retrouve chez certains artistes des générations suivantes. On peut évoquer, par exemple, l’univers décalé et burlesque de Thomas Fersen qui semble entrer en résonance avec ceux de Boris Vian, sur des morceaux comme « Les malheurs du lion » (1999). Rappelons aussi la sortie le 13 septembre 2019 d’un album hommage à Vian par le groupe Debout Sur Le Zinc. Paru en collaboration avec Les Productions Jacques Canetti, il est composé de 15 reprises dont l’inédit « J’te veux ».

Cette journée particulière est donc l’occasion privilégiée de rendre hommage à l’artiste complet que fut Boris Vian. Pour cela, nous vous invitons à découvrir ou redécouvrir son répertoire très riche et protéiforme, qui séduit encore aujourd’hui. Pourquoi pas également le réinterpréter, pour mieux marcher dans ses pas ? Et pour lancer les hostilités, nous reprendrons donc la formule consacrée dont il s’était jadis emparé avec malice : En avant la zizique !

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Pierre Kergus
Journaliste musical à Unidivers, Pierre Kergus est titulaire d'un master en Arts spécialité musicologie/recherche. Il est aussi un musicien amateur ouvert à de nombreux styles.

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