Retour aux sources avec Aatt enen tionon, oeuvre de Boris Charmatz qu’il créa il y a vingt ans. Elle est donnée les 19, 20 et 21 novembre 2015 au TNB de Rennes dans le cadre de Mettre en Scène. Bien avant de devenir directeur du Musée de la danse à Rennes, de signer Régi, Levée des conflits, enfant et manger, alors qu’il était interprète pour Odile Duboc et après deux créations avec Dimitri Chamblas, Boris Charmatz  signe sa première pièce. Le public assiste à la naissance d’une écriture typée par celui qui ne tarde pas à devenir dans les années 1990 la tête de proue de ce mouvement chorégraphique dénommé la non-danse. Vingt ans après sa création, Aatt enen tionon demeure une œuvre fondatrice de cet artiste fécond et généreux.

ENTREZ DANS LA DANSE …

Unidivers : Boris Charmatz, quel est le contexte de la création d’Aatt enen tionon et quels en sont les enjeux ?

Boris CharmatzBoris Charmatz – C’est très émouvant : j’avais vingt-deux ou vingt-trois ans quand cette pièce a été créée. On la reprend pour Mettre en Scène, mais on l’a jouée presque tous les ans depuis sa création. J’aime qu’une pièce faite très vite, qu’une pièce très soudaine, puisse être revue vingt ans plus tard. Je me replonge dans les années 96. On était encore dans les années SIDA qui ont décimé le monde de la danse.

J’avais alors l’impression qu’en tant qu’interprète (je suis toujours interprète, mais je l’étais encore plus dans ces années-là), en tant que danseur, on nous demandait de faire beaucoup de chose pour montrer qu’on était ensemble, une compagnie, une famille de danse. Alors, on se tenait la main, on se souriait, on dansait dans le même espace, sur la même musique – une façon de montrer notre lien au public. Mais en réalité ce lien n’existait pas, c’était des ficelles de spectacle qui ne fonctionnaient plus. D’où l’idée de faire un spectacle où les danseurs seraient séparés.

On a hésité. Est-ce qu’il fallait construire des murs ? Finalement, on s’est dit que c’était un peu volontariste de construire des murs alors qu’était plus organique la construction d’une structure à trois étages où les interprètes sont les uns au-dessus des autres. Dès lors, on a travaillé autour de la séparation des danseurs, mais aussi peut-être, de la séparation du corps. En danse contemporaine, on a beaucoup travaillé sur le corps, notamment nu, mais le corps entier, plein ; là, on a partagé le corps ; on s’est habillé uniquement de t-shirt pour avoir un corps coupé en deux. Et le trio est coupé en trois, les coupures se multiplient dans la pièce. Par exemple, l’album de PJ Harvey, un album de rock, a été coupé pour danser au milieu.

Boris CharmatzC’est comme si la fête était arrêtée et que l’on dansait dans le trou de l’album, dans le silence. À partir de là, on a cherché des conditions très rudes pour la danse : un espace tout petit où grandit le vertige avec la montée. La quantité d’espace est la même pour chacun, environ deux mètres sur deux. Au sol c’est encore assez grand pour danser mais, à six mètres de haut, ça devient exigu. D’où une danse difficile à produire où l’on s’interroge sur nos motivations. Qu’est-ce qui nous motive à bouger, à danser ? De là, nous avons fait une pièce assez brève, très ramassée. On va voir ce que ça rend aujourd’hui.

La pièce était-elle déjà dédiée à Eric Colliard à sa création en 1996 ?

Boris Charmatz – Oui, parce que c’est une pièce qui recèle une importante histoire humaine. Je l’avais imaginée pour un festival qui s’appelait Nouvelles Scènes qui, si je ne me trompe pas, a été fondé ou cofondé par François Le Pillouër à Dijon. À la création Aatt enen tionon, Eric Colliard dirigeait ce festival Nouvelles Scènes et était producteur de la pièce. C’est lui qui s’occupait de la tourner, de la produire, etc. Or, il décède pendant les répétitions. Une marque profonde dans la genèse de cette pièce qui lui est dédiée depuis son commencement. Ensuite, Vincent Druguet, danseur qui a créé la pièce à la première avec Julia Cima et moi, est décédé aussi quelques années plus tard. Il a fait une reprise de rôle in extremis. Pour la petite histoire, on avait travaillé avec Rachid Ouramdane au début, pour les répétitions, et finalement, c’est Vincent Druguet qui a assuré la première. Il a travaillé trois jours, joué la première et puis on l’a dansée peut-être cent fois dans le monde entier. Vincent Druguet est tombé malade et est décédé.  C’est donc une pièce chargée. Mais aussi du fait qu’elle tourne depuis vingt ans. Dès sa création, la pièce a été dédiée à Eric Colliard.

Se retrouver en hauteur requiert et met en évidence le travail sur le poids du corps dans l’espace.
Boris CharmatzBoris Charmatz – Oui, c’était ma première pièce.  J’avais fait avant un duo et un solo en collaboration avec Dimitri Chamblas. Et là, j’ai bien sûr collaboré avec les danseurs qui ont fait la pièce, mais c’était quand même ma première pièce. On a essayé des choses. Il y avait l’idée, non pas de se battre, mais de s’opposer à un corps où tout circulerait facilement, qui venait peut-être de notre formation à la technique du relâché.

Par exemple, ce n’est pas au moment où on bouge le plus qu’on dépense le plus d’énergie. Au contraire, on organise des blocages, des contrepoids, des tensions contraires. Au moment où une tension prend le dessus sur une autre, alors le corps se met à bouger. Il y avait la volonté de mettre parfois trop d’énergie alors que dans notre formation de danseur, on nous disait « moins on met d’énergie, mieux c’est ». Et là, on dit non. On met des fois trop d’énergie, des fois pas assez. La volonté de contredire, de chercher à des endroits compliqués était manifeste. Le poids est effectivement important en raison des jeux de verticalité, de chutes, de relevés ; on est les uns au-dessus des autres. Le ventre est souvent tenu en danse, et nous, nous avons beaucoup joué avec le poids du ventre, pas seulement le poids de tout le corps qui tombe ou ne tombe pas. On a essayé de relâcher à de drôles d’endroits du corps.

L’essentiel : on voulait faire un trio séparé. Mais on s’est retrouvé à faire un trio très uni. On ne se voit pas, on a très peu de vocabulaire gestuel en commun, on ne fait pas tellement de choses à l’unisson. Et ces unissons sont très courts. Reste une commune énergie de nourrir la même pièce ; le fait d’être séparés entraîne que, tout à coup, on s’écoute. On ne se voit pas, on se devine. Et deviner fait que ça devient un groupe peut-être encore plus fort que si nous avions été vraiment ensemble. Alors que notre volonté de départ était, au contraire, de ne pas faire un groupe. Je me souviens que Mathilde Monnier (qui dirige aujourd’hui le Centre national de la danse à Pantin) nous avait dit : « vous faites une drôle de communauté dans cette pièce » ; notre première réponse fut : « mais non, au contraire ». Je ne voulais pas faire de communauté. Par la suite, on m’a offert un livre qui s’appelait La Communauté inavouable de Maurice Blanchot. L’exergue du livre porte sur la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté, le groupe des gens isolés. Cela résonne beaucoup avec nos sociétés contemporaines. Des gens isolés font un groupe qui est « le groupe des gens qui ne sont pas ensemble ». Aatt enen tionon est entré en résonance avec cela. Mais c’est aussi un travail de danse fait très rapidement. Nous n’avons eu que quatre semaines pour créer la pièce, bien que j’ai préparé ma partie en amont.

Quelle est la part d’improvisation dans cette pièce écrite ?

Boris Charmatz – Il y a plus d’improvisation en bas parce qu’il y a moins de danger qu’en haut. Mais même en haut (Olga Dukhovnaya reprend le rôle) se multiplient des parties improvisées. Alors certes, il y a un peu d’improvisation, mais c’est quand même une pièce assez écrite. Je dirais qu’elle commence d’une manière très écrite avant de glisser vers l’improvisation. Mais c’est tout de même une pièce très fermée, au sens où on ne se met pas à passer d’un étage à l’autre; c’est plutôt à l’intérieur du corps que l’on trouve des ressources. Mais cette pièce est quand même un bloc, il n’y a pas de parties qui seraient totalement opposées ou différentes les unes des autres. C’est une direction de travail assez nette. Il y a un peu d’impro mais elle ne domine guère.

À quel moment l’improvisation intervient-elle et pourquoi ?

Boris CharmatzBoris Charmatz – Elle intervient au moment où l’on dessine des choses, on fait des blocs, des tensions. Il y a un moment où cette mécanique-là cède et c’est là que l’on se permet de voir où va aller le corps. C’est pour cela qu’au fur et à mesure de la pièce, on improvise de plus en plus, mais la pièce reste très écrite. Par exemple, le rôle d’Olga Dukhovnaya est repris. L’écriture même ressemble vraiment à l’écriture de Julia Cima qui interprétait le rôle au départ. Par contre, c’est vraiment dans cette pièce que l’on a travaillé le fait que c’est très écrit. Mais la manière de faire les gestes, ça, c’est très improvisé. On a une matrice, mais à quel moment on fait le geste ? Est-ce qu’on fait le geste au moment où celui du dessus tombe ou fait un bruit ou est-ce qu’on attend ? Est-ce qu’on fait plus de bruit que l’autre ? Est-ce qu’on s’agite plus ? Est-ce qu’au contraire on se réfrène parce qu’on a une impression ? Il y a un jeu vraiment possible avec une écriture qui est là.

Vous évoquiez la nudité. C’est inédit la nudité avec un T-shirt.

Boris Charmatz – Oui, le spectateur doit vraiment choisir dans cette pièce verticale où il place son regard et c’est peut-être l’une des premières pièces où l’on danse en T-shirt parce qu’en fait c’est ridicule. Ça m’évoquait la nuit. On s’habille ainsi, peut-être parce qu’on a froid. J’avais envie que ce soit pire que la nudité. Nu, on savait ce que c’était, mais le fait d’être en T-shirt, c’était peut-être ne pas savoir sur quel pied danser ; du coup, pour les spectateurs, ne pas savoir où regarder et où ne pas regarder. Bien sûr, c’est une pièce où l’on est nu, mais en même temps, on ne l’est pas. Et c’est ça qui est spécial, le fait d’être quand même à moitié habillé. Ça nous permet de ne pas être, nous, nus face à des spectateurs habillés. On est à demi nu, et l’opposé de notre costume, ça ne serait pas de se rhabiller, mais ce serait d’enlever le T-shirt, d’être vraiment entièrement nu. Et pour moi c’était important ce triangle, que cela ne soit pas une opposition entre les spectateurs habillés et nous. C’est les spectateurs, nous et peut-être un certain idéal paradisiaque de corps libéré, qui n’est pas là ou qui n’est plus là. On le cherche, on ne le trouve pas. Et d’ailleurs, la pièce suivante, on était entièrement nu et en perruque. Donc c’était faux, c’était totalement faux et on donnait l’image d’un corps paradisiaque, édénique. Mais pour celle-ci, non !

L’entretien complet avec Boris Charmatz :

AATT ENEN TIONON
chorégraphie Boris Charmatz / avec Boris Charmatz, Matthieu Burner, Olga Dukhovnaya / lumière Yves Godin / voix Hubertus Biermann / son Olivier Renouf / musique PJ Harvey / photos Marc Domage sauf photo noir et blanc Cathy Peylan

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