Unidivers a demandé à Yann Fourn, un fidèle amateur d’Edgar P. Jacobs de donner son point de vue sur le dernier Blake & Mortimer, Le serment des cinq lords, par Yves Sente et André Juillard. Il en suit une recension fouillée et argumentée.

 

Le manuscrit volé de Lawrence d’Arabie

Berkshire, 1919. L’ex-colonel Lawrence est la victime d’un traquenard tendu par un vieil adversaire, le lieutenant Alistair Lawless, ex-officier de l’armée du Caire et désormais membre du MI5, le contre-espionnage Britannique. Lawless, qui s’est emparé par traîtrise du manuscrit des 7 piliers de la sagesse, est bien décidé à empêcher la publication, du moins sous cette forme, de ce qu’il considère être un brûlot subversif pouvant nuire à l’intérêt de l’Empire. Il exercera désormais un ignoble chantage sur Lawrence afin de l’obliger à réécrire son œuvre phare sous un jour plus convenable.

1954. Le professeur Mortimer débarque à Oxford sur l’invitation du professeur Diging de l’Ahmoleum Museum d’Oxford (A.M.O.) pour participer à un séminaire destiné aux étudiants en histoire de l’All Souls College. Accueilli à sa descente du train par la charmante Lisa Pantry, étudiante et assistante de Diging, il retrouve au musée le professeur en compagnie de l’inspecteur principal Herbert Lush, du chef de l’équipe des gardiens, Mac Tearaway et de l’homme à tout faire, Alfred Clayton. Les quatre hommes sont en effet en pleine conférence : un vol a été commis durant la nuit par un mystérieux individu vêtu de blanc de pied en cap. Curieusement, seul a disparu un violon de faible valeur. Plus curieux encore, le professeur Mortimer fait judicieusement remarquer la manipulation de la scène de crime qui laisse à penser que le voleur aurait tenté de dissimuler l’emprunt des clefs de la vitrine sous la garde de Mac Tearaway.

Par ailleurs, le professeur Diging, faisant découvrir les lieux à Mortimer, lui fait la révélation des liens du musée avec le souvenir de Lawrence d’Arabie, ancien du Jesus College qui légua à l’A.M.O. ses découvertes archéologiques.

Nous retrouvons ensuite Blake à Keyhaven, dans le Dorset, pour les funérailles de son vieil ami Lord Pitchwick, assassiné dans des circonstances troubles. Il renoue à cette occasion avec deux anciennes connaissances, lord Bowmore ainsi que le ténébreux lord Davlon qui ressasse un contentieux vieux de près de dix ans avec le premier. Ne manque à ces retrouvailles que le malheureux lord Toddle qui, à cet instant, subit dans sa demeure l’implacable interrogatoire de deux tortionnaires en quête d’un mystérieux objet. L’Ashmoleum Museum recevra à nouveau cette nuit-là, la visite du fantôme.

Lawrence d’Arabie, quatre lords férus d’archéologie, un officier du contre-espionnage rongé par le ressentiment, une vengeance d’outre-tombe. Voilà qui, sur le papier, nous promet un passionnant récit de suspense à la Agatha Christie !

Des héros ancrés dans leur époque

Le serment des cinq lords est, depuis le décès de Edgar P. Jacobs en 1987, le neuvième album publié des aventures de Blake et Mortimer. C’est également, depuis1996, le huitième réalisé par d’autres auteurs (Mortimer contre Mortimer ayant été dessiné par Bob de Moor d’après un scénario de Jacobs) et le cinquième réalisé par le duo Yves Sente au scénario et André Juillard au dessin.

On peut facilement imaginer les difficultés rencontrées par les différents auteurs ayant travaillé sur d’aussi illustres personnages – Blake et Mortimer firent partie de l’équipe de héros qui accompagnèrent sur les fonts baptismaux le nouvellement-né Journal Tintin et ne tardèrent pas à faire de l’ombre au héros d’Hergé – à commencer par le respect dû au style graphique et scénaristique de Jacobs. Blake et Mortimer font partie de ces héros sans âge, évoluant dans le temps sans prendre une ride. Si Le secret de l’Espadon est un récit de guerre réalisé dans l’urgence, les albums suivants seront aussi fortement ancrés dans leur époque, les années cinquante et soixante, en faisant preuve d’une modernité qui demeure toujours prégnante aujourd’hui, malgré la tendance de Jacobs à réduire la taille de ses cases tout en les surchargeant de textes explicatifs, style qui a pris avec le temps une certaine patine.

Depuis Jean Van Hamme et Ted Benoit (l’affaire Francis Blake), les auteurs qui se sont succédé sur la série ont fait le choix d’explorer le passé des héros en plaçant le cadre de leurs nouvelles aventures dans les années 50 tout en se permettant également des incursions dans les années 20 (Les sarcophages du 6e continent de même que ce nouvel album) afin d’explorer les origines du duo.

On assiste, à travers ces nouvelles aventures à un retrait global du fantastique. Si Jean Van Hamme a fait vivre à nos héros une aventure digne d’Indiana Jones (La malédiction des 30 deniers), alors que Yves Sente explorait le passé et l’avenir lointain de l’humanité (Le sanctuaire du Gondwana et l’étrange rendez-vous), les derniers albums se sont tous inscrit dans une Histoire (conflit est-ouest, décolonisation) dont les auteurs belges des années cinquante et soixante s’étaient prudemment tenus éloignés (voir notamment les problèmes rencontrés par Hubinon et Charlier avec Buck Danny sur leur cycle de la guerre de Corée). Cette attention au contexte géopolitique se ressent particulièrement dans Le serment des cinq lords par la mention visuelle ou écrite de nombreux personnages historiques tels Selim (Dahoum) Ahmed (compagnon de Lawrence), Vernon Kell (fondateur du Secret Service), Henry Williamson (romancier), Oswald Mosley (fondateur de la British Union of Fascists), entre autres.

Par ailleurs, les différents auteurs ont également innové en étoffant la « famille » de Blake et Mortimer. Ainsi a-t-on eu droit au retour de Nasir, vétéran du Makran Levy Corps et chéri des lecteurs du journal Tintin, de Jack et du Bezendjas, comparses d’Olrik mais aussi à la création de divers personnages secondaires – souvent féminins – tels David Honeychurch (assistant de Blake), Nastasia Wardynska (scientifique russe), Jessie Wingo et John Calloway (membres du FBI).

Un dessin figé dans l’hommage au maître

Au dessin, Juillard « livre la marchandise ». Il « fait » du Jacobs tout en laissant apparaître son style propre. Toutefois, on devine le carcan que s’impose ce brillant dessinateur en voulant coller au style du maître, il ne peut librement « se lâcher ». Les personnages semblent figés et enfermés dans des cases qui apparaissent souvent comme autant de tableaux d’où un sentiment de claustrophobie. Le trait de Juillard perd de sa souplesse tout en refusant aux personnages un dynamisme et une fantaisie plus présents dans l’art de Jacobs qu’on a bien voulu le croire. Lorsqu’un personnage semble vouloir quitter sa posture statufiée, le geste paraît déplacé, le mouvement exagéré (cf case 10, planche 9, par exemple). De même, cherchant sans doute à imiter Jacobs, Juillard s’impose des planches rigoureusement divisées en trois bandes de tailles la plupart du temps égales. Le résultat m’aura donné l’étrange impression d’être entraîné dans une danse au rythme répétitif : une, deux, trois ; une, deux, trois… Attention, les pieds.

Entre vaudeville mortel et jeu de Cluedo

Le scénario ensuite. Disons le tout net, je n’ai pas été totalement convaincu jusqu’ici par les scénarios de Sente. Pour une Machination Voronov honnête, on aura eu droit à des Sarcophages et un Sanctuaire bancals et manquant cruellement de crédibilité, l’intrigue reposant presque exclusivement sur une série de rebondissements abracadabrantesques. C’est, hélas, encore le cas de ce « Serment ». Yves Sente paraît de toute évidence s’être fortement inspiré du (très mauvais) film Le secret de la pyramide/Young Sherlock Holmes de Barry Levinson sur un scénario de Chris Colombus d’après (sans doute) des chutes de scénarios StarWars et autres Indiana Jones. On y voit un quatuor d’anciens archéologues victime de la vengeance d’un frère et d’une sœur d’origine égyptienne et dont les parents furent tués lors de fouilles archéologiques. On retrouve donc dans le Serment, la fratrie de tueurs agissant sous couvert d’identités secrètes, le quatuor d’archéologues, le duo d’enquêteurs. Je reconnais toutefois que le scénario de Sente est sensiblement plus crédible que celui de Chris Colombus qui nous demandait de prendre pour acquis que deux enfants d’ouvriers égyptiens puissent s’installer à Londres en se faisant passer pour des professeurs de pure race d’Albion ! Sente et Juillard disséminent les indices, contraignant le lecteur à faire preuve d’une attention constante (et de se munir d’une bonne loupe). Pour un album dont chaque case constitue autant de tableaux plus ou moins figés, il est normal que les auteurs y accordent autant d’importance aux photographies, omniprésentes, jusqu’à en faire des éléments du jeu de piste opposant assassins et héros (voir les photos de groupe case 5, planches 11 et 14 et case 6, planches 25 et 36). On se prend à traquer l’indice dans chaque détail : le lit défait dans la chambre de Lawless, planche 39, renvoyant au même dans la chambre de Clayton, planche 29. Les identités, alors, se mélangent et s’interpellent alors que les auteurs nous en jettent d’autres sous le nez comme autant de fanions rouges. Ainsi, si Juillard prend grand soin de ne jamais nous montrer le profil droit de Clayton avant la planche 29, la révélation de la photo du jeune homme à la cicatrice, planche 44, n’en apparaît que plus téléphonée. Ostentation parfois bien maladroite et qui tranche avec la volonté des auteurs de baliser le récit d’indices discrets mais révélateurs. Ajoutons l’affiche de Hamlet, clin d’œil appuyé à la vengeance de l’héritier perturbé du royaume du Danemark, hanté par le spectre de son père disparu, et les livres de psychologie sur l’étagère, dont seul un fragment des titres émerge, renvoyant au célèbre suspense macabre de Hitchcock. L’indice est bien présent, mais quasi-invisible. Mortimer quitte la pièce « sans parvenir à définir exactement ce qui le trouble… » peut-on lire non sans incrédulité. Se peut-il que le professeur ait remarqué de façon subconsciente les ouvrages de psychologie sans se poser de sérieuses questions sur leur présence dans la chambre d’un simple d’esprit ? Autre référence à Shakespeare, le Juge Shallow des Joyeuses commères de Windsor, personnage vaniteux inspiré de Thomas Lucy, ennemi de Shakespeare qui s’en serait vengé en le brocardant. Le gros Falstaff se retrouve dans cette pièce déguisée en « chasseur Herne », cavalier fantôme du Berkshire, aux cornes de cocu traqué et manipulé tel le malheureux Alfred, amoureux transi de la machiavélique Lisa.

Jeu de piste et théâtralité, le récit hésite donc entre vaudeville mortel et jeu de Cluedo. Romance et manipulation s’invitent à la fête, le cocu de l’histoire jaillit du placard ou de l’allée sombre comme un diable de sa boîte avant d’y retourner aussi brusquement qu’il est apparu. La responsable de son infortune sera Miss Peach armée du pistolet dans la salle à manger.

Personnages secondaires sans consistance

En dehors de Blake et Mortimer qui mènent tout au long du récit deux enquêtes à la fois parallèles et concentriques, les autres personnages apparaissent comme unidimensionnels, sans la moindre consistance à l’exception notable du bouillant lord Davlon. On aura bien du mal à expliquer la vindicte des héritiers Lawless, décidés à accomplir la vengeance d’un père qu’ils n’ont pas connu contre quatre hommes dont la seule faute aura été d’être les récipiendaires du manuscrit de Lawrence. L’essentiel de l’intrigue repose en effet sur l’existence de cet objet que le torturé Lawless aurait pu tout simplement détruire ou se servir afin de contraindre son ennemi à ne pas commettre ce qu’il voyait comme une trahison et dont les cinq lords, une fois le manuscrit en leur possession, préfèrent cacher, alors que c’était la volonté – frustrée – de Lawrence de le voir publié dans son intégralité. La décision du duo assassin d’épargner Blake – le plus dangereux des cinq – jusqu’au dernier acte, apparaît également tout simplement incompréhensible.

Une enquête menée avec amateurisme

Nos deux héros, il faut bien le reconnaître, font dans cette histoire preuve d’un amateurisme qui ne leur fait pas honneur. Contrairement à Jacobs qui marquait une préférence pour Mortimer, Sente privilégie ici l’enquête de Blake. Il est au cœur du récit, il possède en temps qu’officier du MI5  plusieurs cartes maîtresses qu’il se refuse à partager avec Mortimer quasiment jusqu’à la fin. Pire, son attitude frise l’incompétence lorsqu’il se sépare de lord Bowmore sans lui laisser de protection policière alors que ce dernier vient d’être menacé de mort. Et n’est-il pas remarquable de constater que de tous les personnages se déplaçant sur les routes enneigées du Dorset, seul les quatre inspecteurs dépêchés par Blake pratiquent une conduite prudente, provoquant leur retard ? De même les voit-on ensuite se précipiter chez Davlon sans se préoccuper de secourir le majordome et le garde-chasse de Bowmore. Sente, hélas, tout occupé à semer les indices et créer des parallèles en oublie toute crédibilité. Les circonstances de la mort de Lord Davlon renvoient-elles au meurtre de Lawrence ? Lawless serait-il allé jusqu’à décrire minutieusement celles-ci dans la lettre destinée à son héritier ?

Vendetta improbable

Dans la plupart de leurs aventures, Blake et Mortimer affrontaient de puissantes organisations gouvernementales et/ou criminelles. Deux albums font exception : La marque jaune et Le piège diabolique dans lesquels les professeurs Septimus et Miloch se posent en adversaires solitaires mais non moins redoutables. Notons au passage que les fantômes du Serment semblent capables, telle la Marque Jaune, de prouesses physiques aussi spectaculaires qu’inexplicables. Nous n’avons ici – malheureuse initiative – affaire qu’à deux étudiants mentalement perturbés. Que les auteurs parviennent à étirer la sauce de cette vendetta improbable sur soixante planches est ironiquement remarquable. Nul doute que l’autrement plus redoutable Olrik eut renvoyé promptement ces apprentis assassins à leurs chères études de quelques coups de trique bien placés avant de faire un chiffon de papier du manuscrit de l’aventurier du désert.

Yann Fourn

Blake & Mortimer Tome 21 : Le serment des cinq lords de Yves Sente et André Juillard,  éditions BLAKE & MORTIMER, novembre 2012, 64 pages, 15€

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