Histoire(s) Décoloniale(s) de Betty Tchomanga est à découvrir au Garage de Rennes les 22 et 23 janvier 2025, dans le cadre du festival Waterproof. Qu’est-ce que l’Histoire ? Comment est-elle transmise ? Quelles dates retient-on et lesquelles supprime-t-on ? Quelles figures sont présentes dans les livres scolaires et celles passées sous silence ? Par ces portraits croisés, la chorégraphe porte un nouveau regard sur la colonisation en transmettant une lecture plus empathique que celle que l’on apprend dans les manuels scolaires.
Unidivers – Comment l’envie de travailler sur ces récits qui racontent les liens entre l’Afrique et l’Occident s’est-elle inscrite dans votre travail ?
Betty Tchomanga – C’est d’abord lié à mon histoire personnelle, au fait d’être une femme née d’un père camerounais et d’une mère française. Les questions de transmission ont aussi toujours été présentes dans mon parcours de vie. Je me suis interrogée sur les rapports entre le continent européen et le continent africain, notamment sur la circulation de récits et les histoires qui les relient, mais pendant longtemps je n’ai pas intégré ces sujets à ma pratique de danseuse. C’est dans le cadre de mes études de lettres que je me suis intéressée à la pensée post-coloniale notamment.
Une bascule s’est faite en 2018, quand j’ai commencé à travailler sur un premier solo, Mascarades. Je me suis intéressée à Mami Wata, une figure de sirène dont j’avais entendu parler au Cameroun lors d’un voyage dans ma famille paternelle. La manière dont on m’en parlait m’a interpellé, tout comme le fait de n’en avoir jamais entendu parler ici. Quelque chose dans cette figure me parlait, une forme d’ambivalence dans le rapport entre l’Afrique et l’Occident, d’attraction-répulsion. Mami Wata est complètement liée à l’histoire coloniale et appartient aussi au vaudou, ce qui m’a amené à m’intéresser de plus près à cette pratique. En Occident, on a encore une vision très coloniale, erronée et réductrice, de ce qu’est le vaudou.
Pendant mes recherches initiées dans le cadre de mes différentes résidences pour mes précédents spectacles, notamment au Bénin, j’ai entendu une histoire que je n’avais jamais entendue, avec un point de vue qui semblait ne pas m’avoir été transmis. Tout ça a été nourri par mes recherches sur la pensée post-coloniale faites des années plus tôt, qui posait la question du point de vue et de son décentrement.
Unidivers – Le projet Histoire(s) Décoloniale(s) a d’abord été pensé à destination des scolaires. Qu’avez-vous voulu apporter à ce public qui a pour principale vision celle qu’on nous apprend dans les manuels scolaires ?
Betty Tchomanga – Le projet est né avec une invitation de Maïté Rivière, ancienne directrice du Quartz Scène Nationale de Brest, mais aussi dans l’échange avec des enseignantes de collège autour de mes sujets de travail. Elles m’ont fait part de leurs problématiques en tant que professeurs qui souhaitaient amener des élèves au théâtre.
Dans ces quatre premiers épisodes, je m’intéresse plus particulièrement au lien entre l’Europe, la France et l’Afrique, mais on retrouve la question de la colonisation dans d’autres pays. Il était question de créer un pont entre la grande Histoire et la plus petite et de se demander comment des récits personnels, le vécu d’une personne viennent interroger le lien que chacun et chacune entretient avec l’Histoire, et les impacts que ça peut avoir, de manière plus ou moins directe, sur notre héritage familial. Plutôt que d’appréhender le savoir historique avec distance, l’idée est de se servir d’outils comme le spectacle vivant, qui peuvent générer de l’émotion et de l’empathie, pour faire le lien avec la théorie afin de s’approprier un savoir qui peut résonner avec ce que l’on traverse de façon plus intime.
« Dans cette transmission, il y avait l’envie de partager mes questions avec des plus jeunes et de voir comment cela résonnait pour elles et eux. »
Unidivers – Quatre portraits chorégraphiques ont été réalisés : Emma, Dalila, Folly et Mulunesh. Qu’est-ce qui vous a conduit à découper votre création en plusieurs formes courtes plutôt qu’une seule dans un format dit « plus classique », 1h/1h15 ?
Betty Tchomanga – Le portrait individuel est court, mais la version intégrale est plus longue. Ce qui va être présenté au Garage est l’enchaînement des quatre portraits, une proposition qui dure 2h30/2h45.
J’avais envie de travailler cette forme du portrait et elle me permettait de déployer mes questionnements à travers le récit d’une personne. Puis formellement, c’était intéressant de voir comment elle pouvait se travailler chorégraphiquement parlant même si les pièces sont hybrides, avec un travail d’écriture de texte important. Le fait de se saisir de la forme du cours comme une forme performative a aussi orienté ce choix. Travailler à l’intérieur de cette contrainte de la salle et de la durée même du cours a induit la durée, entre 35 et 45 minutes. Quand elles sont présentées en contexte scolaire, elles sont suivies d’un temps d’échange.
Quelque chose qui est important dans mon travail, depuis quelques années déjà, c’est la capacité des formes que je produis à se transformer et s’adapter à différents contextes. Ça permet de rencontrer des publics différents et de ne pas s’adresser seulement aux personnes qui viennent déjà au théâtre. J’aime jouer avec les formats.
Unidivers – Vous parliez d’une scénographie qui reprend les codes de la salle de cours. Comme le Garage accueillera les quatre portraits, comment avez-vous travaillé celle qui sera proposée à cette occasion ?
Betty Tchomanga – Trois portraits ont une configuration conférencière, avec une table comme élément central en référence au bureau du professeur et de l’élève. Le quatrième est construit dans un rapport plus circulaire pour rappeler l’univers du conte, du récit oral. Ce type de configuration est aussi utilisé aujourd’hui dans des contextes scolaires, mais propose un autre type d’assemblée, une autre manière d’être ensemble. C’est dans cette configuration-là que l’ensemble sera présenté au festival Waterproof. C’est une scénographie très simple dans laquelle on a intégré des éléments qui permettent de rappeler une espèce de magie du théâtre et de basculer dans des choses plus poétiques.
Unidivers – Dans le premier portrait, vous mettez en scène Emma Tricard, une personne que vous connaissez depuis l’enfance. Puis Dalila Khatir, Folly Romain Azaman et Adélaïde Desseauve aka Mulunesh ont suivi. Comment avez-vous su que c’était de ces personnes que vous vouliez parler ?
Betty Tchomanga – Je n’ai pas pensé le projet ex nihilo en cherchant à remplir les cases, sa naissance s’est faite avec ces personnes en tête. Ce sont ces rencontres et les échanges qu’on a pu avoir qui ont fait que j’ai eu envie de travailler sur cette pièce. Emma est ma cousine, on a un an d’écart ; Dalila, on travaille ensemble depuis dix ans ; Folly et Mulunesh sont des rencontres plus récentes, mais nous avions déjà travaillé ensemble.
J’ai pensé Histoire(s) Décoloniale(s) comme une série, il y aura peut-être d’autres portraits, mais ce sera au gré des rencontres, si ça fait sens ou pas. Cette démarche-là n’est pas anodine, autant pour moi que pour la personne qui accepte la proposition. Le projet est engageant dans les responsabilités que ça donne, le fait de partager des choses qui sont de l’ordre de l’intime et plus ou moins faciles à partager. Ça demande une forme de confiance qui ne se théorise pas, mais qui s’éprouve.
Unidivers – La collaboration avec chaque interprète a dû être étroite pendant le processus créatif et la création se faire ensemble en s’adaptant en fonction du vécu. Pouvez-vous m’en parler ?
Betty Tchomanga – Le temps de création en lui-même a été relativement court, trois semaines pour chaque portrait. Il y avait en effet plus d’inconnu sur le premier, celui d’Emma, que sur le dernier, avec Mulunesh, mais je n’ai jamais voulu poser un protocole figé à répéter. Ce qui était intéressant était de comprendre ce qui se jouait dans la rencontre avec cette personne, avec son récit et ce dont j’avais envie de parler aussi en tant qu’autrice.
Dans les choses communes qui se sont déroulées pour les quatre et qui pourraient ressembler à un procédé, il y avait le fait de commencer par des temps d’entretiens formels et informels que j’ai enregistrés. On s’autorisait des digressions, des échanges de réflexions, afin de rester dans un espace de discussion ouvert. Ces trois jours d’entretiens ont posé les bases de la colonne vertébrale de chaque pièce, l’essence de ce qui était important à dire. Cette matière m’a servi à écrire des textes, je les ai ensuite proposés aux interprètes et on a commencé à faire des allers-retours pour réfléchir à comment le traiter comme une matière que l’on partage et met en scène.
Je n’arrivais jamais avec une matière chorégraphique préétablie, à part pour celui d’Emma à qui j’ai proposé une base. L’idée était de partir de ce qui était dans le corps des un.es et des autres.
Unidivers – Cette présence du texte dans les différents portraits était importante pour vous ?
Betty Tchomanga – Le rapport au mot est quelque chose qui a toujours été présent dans mon travail, plus comme source d’inspiration que dans la forme finale. Je ne sais plus très bien, mais il y a eu dès le début l’envie de recueillir la parole. Je pense que c’est ce qui a amené très vite cette question de l’écriture.
Unidivers – La suite dépendra des rencontres, mais avez-vous déjà de nouvelles personnes en tête ?
Betty Tchomanga – Je travaille sur un autoportrait et j’ai d’autres pistes, mais elles sont pour l’instant un peu lointaines pour être évoquées.
Unidivers – Je vous remercie Betty Tchomanga.
Histoire(s) Décoloniale(s) de Betty Tchomanga les mer. 22 janvier à 14h30 et jeu. 23 janvier à 19h30, à Le Garage de Rennes.
À partir de 14 ans. Durée : 2h30 avec entracte. Accès PMR
Tarifs : Plein 16€ / Waterpass 10€ / Sortir ! 6€. Billetterie
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