Depuis ses débuts sur scène en 2000, Bèrtran Ôbrée a créé un répertoire singulier de chansons en gallo. Passionné par la langue d’oïl de Haute-Bretagne dès son adolescence, il prend le parti de la faire voyager vers des styles et des contrées extérieures afin de la mêler à des formes musicales toujours renouvelées. Le 8 novembre 2019 paraissait l’album « Gherizon papilhon », sa dernière création dans laquelle le gallo rencontre la Méditerranée. Produit en Bretagne a attribué le 6 juillet le Prix Musical 2020 au titre du « Coup de cœur du jury pro » à Gherizon Papilhon. Dévoilé le 27 novembre 2020, « Pu lein », le tout premier clip de Bèrtran Ôbrée vient illustrer la chanson d’ouverture de Gherizon Papilhon.bertran obree, gherizon papilhon

De droite à gauche: Fabien Gillé, Julien Stévenin, Bèrtran Ôbrée, Gaël Martineau et Youenn Rohaut. Photo: Audrey Alliot.

À première vue, rien ou presque ne prédestinait Bèrtran Ôbrée à devenir l’artiste qu’il est aujourd’hui. Né en 1967 à Boistrudan dans le pays de Fougères (35), il est le fils de deux militants de la Jeunesse agricole catholique qui ont contribué à la modernisation de l’agriculture en Bretagne dès les années 50. Dans ce contexte familial, il reçut toute son éducation parentale au travers de la langue française. C’est au contact de ses grands-parents maternels qu’il découvre le gallo, la langue parlée auparavant dans toute la Haute-Bretagne, et qui subit un injuste processus de dévalorisation depuis la période de la Révolution française. Tout comme le breton, elle fut même interdite à l’école au XIXe siècle. Néanmoins, elle vit toujours dans certains foyers, et elle suscite de plus en plus l’intérêt du jeune Bèrtran. À l’âge de 16 ans, il commence alors à la pratiquer à l’occasion d’un stage auprès de Gilles Morin en juillet 1983, pendant les assemblées gallèses de Concoret. Peu de temps après, il commence à écrire ses premiers poèmes en gallo et réalise en parallèle des collectages qui lui permettront de constituer un dictionnaire bilingue gallo-français des années plus tard. Dans les années 90, il entame une carrière de chanteur traditionnel au sein de l’association Dastum, consacrée aux patrimoines oraux et musicaux de Bretagne. Bèrtran Ôbrée y explore alors un répertoire de complaintes issues des musiques traditionnelles de Haute-Bretagne. Par la même occasion, il acquiert des qualités d’improvisateur qui lui permettent de développer davantage sa pratique musicale.

De gauche à droite: Fabien Gillé, Julien Stévenin, Bèrtran Ôbrée, Gaël Martineau et Youenn Rohaut. Photo: Jean-Maurice Colombel.

L’année 2000 est celle de ses débuts sur scène : il fonde le groupe Ôbrée Alie avec lequel il créé les albums « Alment D’if » (2000) et « Sou Léz Saodd Ô Médi » (2002). Cette formation retint l’attention car, à cette époque, il est le premier artiste à valoriser un répertoire principalement chanté en gallo, qui plus est avec des instrumentations nouvelles. D’abord attaché à valoriser un répertoire préexistant, Bèrtran Ôbrée remarque qu’il est incomplet et qu’il reste à construire. Il décide donc de participer au renouvellement de ce patrimoine musical, en créant ses propres chansons gallèses. Dans cette optique, il ambitionne non seulement d’écrire lui-même ses propres textes, mais également de travailler avec des musiciens issus d’horizons divers. C’est dans cette dynamique qu’il crée en 2005 le Bèrtran Ôbrée Trio, en compagnie du contrebassiste Julien Stévenin et du guitariste Erwan Bérenguer, déjà présent dans Ôbrée Alie. A travers l’album « Olmon e olva » (2008), il élabore des compositions aux contours plus expérimentaux, tout en restant inspiré des musiques traditionnelles de Haute-Bretagne.

En 2007, il est appelé à diriger l’institut Chubri, créé un an plus tôt et dédié à la sauvegarde ainsi qu’à l’avenir du gallo. De plus en plus investi dans cette mission, il fait une pause dans sa carrière en 2009 pour se concentrer sur cette nouvelle responsabilité. Ce qui ne l’empêche pas de participer à quelques projets musicaux, notamment le duo Ôbrée Bé de 2009 à 2012 avec Erwan Bérenguer à la guitare.

bertran obree, gherizon papilhon
De gauche à droite: Fabien Gillé, Julien Stévenin, Gaël Martineau et Bèrtran Ôbrée. Photo: Jean-Maurice Colombel

En 2015, il reprend en main sa carrière musicale et se lance dans la création d’un nouveau spectacle qui, à l’origine, devait s’orienter vers une esthétique jazz. Finalement, il choisit de le diriger vers un répertoire traditionnel utilisant des modes mélodiques non tempérés, avec des notes différentes de celles du piano. Pour ce faire, il s’est entouré d’une nouvelle équipe de musiciens dans laquelle il retrouve Julien Stévenin à la contrebasse et également constituée de Fabien Gillé à l’oud et au saz, Youenn Rohaut au violon et Gaël Martineau aux percussions. Cette nouvelle réalisation prit le nom de « Gherizon papilhon », que l’on traduit littéralement en français « Guérison papillon ». Par cette alliance de ces deux termes et cette image de la chrysalide, Bèrtran Ôbrée évoque ici la transformation, la réinvention que connaît parfois l’être humain au cours de sa vie pour aller de l’avant, en passant d’un état à l’autre. Après une phase de création menée en 2016 et plusieurs résidences scéniques l’année suivante (dont un passage au Conservatoire de Rennes), ce projet prit une ampleur supplémentaire et fut récompensé le 21 décembre 2018 du prix du gallo dans la catégorie action culturelle. La même année, il prit la forme d’un album enregistré au studio AltSonik à Cesson-Sévigné et qui sortira demain dans les bacs.

Pour mener à bien ce projet, Bèrtran Ôbrée a donc opté de nouveau pour une formation acoustique, au sein de laquelle les musiciens continuent de porter l’influence des musiques traditionnelles de Haute-Bretagne. De fait, le motif joué au violon par Youenn Rohaut dans « Lé forjeron » (« Les forgerons ») semble faire écho à ce même répertoire traditionnel par lequel il avait commencé sa pratique de musicien. Ce qui frappe également dans cet album, c’est la musicalité que recèle la langue gallo, caractérisée entre autres par ses diphtongues et que le chanteur breton travaille avec une indéniable sensibilité. Sa dimension chantante se révèle d’autant plus pendant ce morceau « Lé forjeron », par lequel l’artiste célèbre la langue dont il est l’ardent défenseur depuis maintenant de nombreuses années.

bertran obree, gherizon papilhon
De droite à gauche: Fabiel Gillé, Julien Stévenin, Gaël Martineau et Bèrtran Ôbrée. Photo: Jean-Maurice Colombel.

Loin de suivre une démarche conservatrice, Bèrtran Ôbrée continue également sur sa lancée et parvient à emmener le gallo vers de nouveaux horizons. Certains des morceaux de cet album présentent ainsi une couleur jazz apportée par le jeu de violon de Youenn Rohaut, ainsi qu’un aspect expérimental dont l’artiste gallophone est coutumier depuis ses débuts. Il se manifeste entre autres par un travail sur le timbre et une recherche mélodique qui transparaissent par exemple dans « Contr la murâlh » (« Contre la muraille ») et « Horr de mon ni » (« Hors de mon nid »). Mais ce qu’on perçoit surtout à l’oreille, c’est que la musique créée par le breton et ses musiciens se réfère en grande partie aux répertoires traditionnels du Maghreb et de Turquie. Une inspiration qui se manifeste sous plusieurs aspects : tout d’abord, les mélodies vocales qui structurent les chansons  « Arondd » (« Hirondelle »), « Conm la plée chë » (« Alors qu’il pleut ») et le poignant a cappella « Mon fi » (« Mon fils ») proviennent des répertoires turcs, kurdes et anatoliens. Sur le plan instrumental, cette influence orientale transparaît principalement à travers les parties volubiles et toujours inspirées de Fabien Gillé à l’oud et au saz, ainsi que les rythmiques interprétées par le percussionniste Gaël Martineau au tambour sur cadre et à la darbouka. Dans le passé, le percussionniste les avait déjà exploitées au sein du groupe rennais Yildiz, consacré aux musiques turques et dans lequel Fabien Gillé officie aujourd’hui.

Par un heureux hasard, ces répertoires figurent également parmi les passions de Bèrtran Ôbrée depuis sa jeunesse. En début 2016, l’artiste breton, alors en pleine création de son projet, a également suivi en Turquie un stage de formation au chant traditionnel du pays. C’est notamment à cette occasion qu’il découvrit une rythmique de danse à 10 temps appelée curcuna (prononcer djourdjouna), qui le séduisit et qu’il intégra comme trame rythmique au morceau « Pu lein » (« Plus loin »). Cet apprentissage lui permit ainsi d’exploiter des inflexions modales et des mélismes caractéristiques des vocalités issues de ces répertoires traditionnels méditerranéens. Dans cette même démarche, ses lignes vocales mettent en évidence des quarts de ton et un phrasé par lequel il n’hésite pas à faire sonner certaines consonnes comme des voyelles.

À l’écoute de ce quatrième opus, on constate que la transformation et le changement suggérés par le titre « Gherizon papilhon » constituent la trame de la plupart des chansons qui le composent et y sont incarnées sous plusieurs angles . Cette thématique se révèle de façon manifeste dans « Tout é chanjaunt » (« Tout est changeant ») . En effet, Bèrtran Ôbrée y évoque la fugacité du temps qui passe et emporte l’être humain vers son destin, sans crier gare. Sur d’autres morceaux, cette transformation résulte plutôt d’un périple que doit parfois entreprendre ce même être humain pour survivre et fuir une terre qui lui est devenue hostile. Ainsi, la chanson « Pu lein » met en scène des paysans nomades, qui partent à la recherche de terres fertiles. Dans un contexte différent, « Contr la murâlh » retranscrit un contexte tristement d’actualité : elle raconte effectivement l’épique voyage des réfugiés contraints de laisser derrière eux leurs familles et de combattre les éléments ainsi que les frontières qui se dressent devant eux. Les mélodies et les harmonies de plus en plus agitées et dissonantes employées par Bèrtran Ôbrée et son équipe semblent d’ailleurs retraduire cet exil forcé et ses traumatismes décrits dans les paroles  :

« Chminë toutt la netée / E s brouçë toutt la journée,
Essavé sou l’soulae qhi ray, / Ardë, corçi avaunt l’bavouzaïj.
J lésson nô vieû poulhment. / J lésson nô vî d’avaunt. »

(« Marcher toute la nuit / Et se dissimuler toute la journée,
Ressuyés sous le soleil qui cogne, / Brûlés avant la pluie qui trempe.
Nous laissons nos vieux habits. / Nous laissons nos vies d’avant. »).

bertran obree, gherizon papilhon.
Bèrtran Ôbrée et Gaël Martineau. Photo: Jean-Maurice Colombel.

Avec « Gherizon papilhon », Bèrtran Ôbrée poursuit son entreprise poético-musicale et participe, de façon réjouissante, au développement d’une langue gallo ouverte, qu’il enrichit d’un métissage fortuit et très harmonieux. Dans le même temps, les textes des 11 chansons qui composent ce quatrième opus retranscrivent des atmosphères variées et souvent très prenantes, tout en portant l’empreinte poétique qui caractérise les créations de l’artiste depuis plus de 36 ans. Une œuvre que nous vous invitons donc à découvrir sans tarder et que le quintette rennais viendra également partager au festival Yaouank, le 15 novembre prochain…

bertrano bree, gherizon papilhon
Photo: Lara Laigneau Visuel: Mathieu Desailly

L’album « Gherizon papilhon » de Bèrtran Ôbrée (produit par la compagnie Dedd La) est sorti le vendredi 8 novembre 2019 sur le label Coop Breizh.

Le site officiel de Bèrtran Ôbrée

Article précédentL’ATYPIK. LE NOUVEAU BISTROT CULTUREL ET SOLIDAIRE DE RENNES
Article suivantMON PETIT COIN VERT PROPOSE DES BOX JARDINAGE ET SAPINS ÉCORESPONSABLES
Pierre Kergus
Journaliste musical à Unidivers, Pierre Kergus est titulaire d'un master en Arts spécialité musicologie/recherche. Il est aussi un musicien amateur ouvert à de nombreux styles.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici