Dans l’intégrale Soledad, BD débutée il y a quarante ans, Tito raconte la vie d’un village espagnol où le passé franquiste s’immisce en permanence. Chronique d’une communauté taiseuse et oublieuse.

C’est une BD étrange. Elle débute par quelques saynètes de quatre pages. Des planches qui disent peu, mais sur lesquelles pèse un poids mystérieux. « Après tout ce que tu as connu », déclare la vieille Carmen à Sarah. « Tout ça c’est du passé. C’est fini maintenant ! Tu entends ? C’est fini », dit Maria à son mari Adolfo qui cauchemarde des nuits entières. Peu à peu ces scènes anodines de quelques cases prennent de l’ampleur et ouvrent pesamment la chronique d’un petit village espagnol castillan, écrasé de soleil et du passé franquiste. C’est bien de ce passé qu’il s’agit à Soledad, celui du non-dit, des secrets, des trahisons, ce passé de la guerre civile qui recouvre le présent de ses poussières secrètes. Tito a vécu son enfance dans ce village proche de Tolède et dessina les premières planches de Soledad dans les pages de la revue (À suivre)* au début des années 80. Franco était mort et Juan Carlos prenait la suite. Il fallait passer à un autre monde et ce sont les auteurs de BD qui osèrent les premiers revenir sur le passé proche, bravant les interdits, les silences coupables. Avec Soledad, Tito ouvrait cet examen de conscience.

soledad tito

Cette pesanteur traverse tout l’ouvrage qui, de petites histoires en grandes histoires, s’attache particulièrement aux femmes, celles toute ridées comme Sarah, assise sur une chaise à l’ombre du soleil et de son histoire, qu’elle taira longtemps, habituée comme toutes ces veuves, ces mères à dissimuler leurs sentiments, leurs colères derrière leurs broderies.

Cela commence doucement, lentement au rythme des couchers et levers de soleil, lenteur des jours qui passent qui permet à Tito d’installer ses personnages : le maire, l’instituteur, le curé, trilogie de cette campagne espagnole qui vit au rythme des saisons. Et peu à peu comme un étranger qui arrive, allant de ruelle en ruelle, de maison en maison, nous intégrons la vie de cette communauté. Le lecteur découvre des secrets enfouis et des personnages emblématiques qui, à l’exception de l’instituteur jeune et allégé du passé, se terrent dans un profond mutisme. Le cordonnier, taiseux parmi les taiseux, fait penser à Jean le Bleu, le père de Giono, cordonnier à Manosque. Il baisse la tête se concentrant sur les chaussures des uns et des autres pour éviter d’affronter le regard des clients. Au fur et à mesure des six chapitres écrits de 1983 à 2003, les langues se délient comme si l’éloignement de la mort de Franco, permettait à la parole de Tito et de ses personnages de se libérer.

Les conversations pleines de sous-entendus des femmes dans les rues ombragées laissent place aux discours explicites des hommes sur la place du village. La BD ose dire enfin et l’arrivée des troupes nationalistes en 1936 n’est plus un souvenir mais devient la réalité d’un chapitre entier. L’Histoire en pointillé se déroule alors en continu sous nos yeux. Tito passe de petites nouvelles à un récit ample.

Que l’on ne s’y méprenne pas, la BD ne devient pas pour autant un récit militant post-franquiste. La dimension intime, faite notamment de souvenirs récoltés par l’auteur auprès de ses proches, prédomine mais la narration tend à l’universel en campant des personnages, des situations, que toute communauté connait à un moment de son existence.

Le dessin initialement prévu en noir et blanc se veut réaliste, précis comme dans un reportage, car il est hors de question de trahir le témoignage des siens recueilli dans l’urgence, avant que ces témoins ne disparaissent définitivement. En Espagne comme ailleurs, on sent poindre la volonté d’oublier ou de transformer un passé national peu glorieux. Quand les derniers participants meurent, la réécriture de l’histoire devient une menace. Alors des ouvrages racontant et figeant l’Histoire réelle deviennent encore plus essentiels. La vie de Soledad, ce petit village castillan, fait partie de ces ouvrages.

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Soledad de Tito. Editions Casterman. 304 pages couleurs. 25€. Parution : 19 janvier 2022.

*Revue essentiellement de BD créée en 1978 et arrêtée en 1997, très recherchée par les collectionneurs.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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