Comment raconter « la chose » à une enfant qui grandit ? En la taisant, du moins c’est ainsi que pense la famille de Florence Dupré la Tour. Un silence violent et destructeur que l’auteur réussit surmonter en le racontant quarante ans plus tard. Pucelle aux éditions Dargaud.

pucelle florence dupre la tour
PUCELLE DE FLORENCE DUPRÉ LA TOUR

Avec Extases, Jean-Louis Tripp a osé rompre un tabou, celui de parler et de dessiner la sexualité masculine dès les premiers émois (voir chronique). Zep l’avait précédé avec son universel Zizi Textuel, mais dans un contexte plus enfantin et didactique. Avec le premier tome de Pucelle, justement sous titrée « La débutante », Florence Dupré la Tour oscille entre les deux ouvrages qui l’ont précédé. Comme Tripp, il s’agit là d’un récit totalement personnel et autobiographique, mais il concerne l’enfance et s’achèvera avec le tome 2 à l’âge de 18 ans.

« La chose » et « Ça ne doit pas être dit » sont les deux préceptes qui vont diriger les premiers pas de Florence dans cet univers de la sexualité. Il faut dire, et elle ne mâche pas ses mots, ni ses dessins, que sa famille relève de la plus pure tradition chrétienne, bourgeoise et rétrograde. À force d’utiliser le silence, de cacher les vrais mots derrière d’hallucinantes périphrases, la petite fille va se constituer un monde de fantasmes et d’imaginaire totalement terrifiant. « Quand on ne sait rien, on imagine tout, et surtout le pire ». Tout n’est que faux semblants, baignant la vie familiale à Buenos Aires dans un halo d’images familiales proches d’une iconographie religieuse. Florence au jardin d’enfant, Florence à la prière, Florence à la piscine, qui ne sont pas loin de ressembler aux lénifiants « Martine », dont la lecture a bercé tant de petites filles. Dans le domaine de Nagot, près de Troyes, ou en Guadeloupe, cette vie fictive qu’impose la mère, alors que le père grotesquement dessiné exerce une autorité sans partage basée sur des ordres sans le moindre sens, mais porteurs de domination, va se transformer peu à peu en véritable traumatisme qu’accentuera la venue des premières règles.

« Le rapport au sang est constant dans la vie d’une femme, mais en réalité ce dont je parle est le rapport à la douleur et son apprentissage. Cette éducation à la douleur commence quand on est petite »

pucelle florence dupre la tour
PUCELLE DE FLORENCE DUPRÉ LA TOUR

L’autrice y va franco, violente avec son milieu social, avec sa famille, elle n’épargne ni par le dessin, ni par le texte, l’univers dans lequel elle a grandi, celui où on est entouré de « barbares incultes », quand le « entre nous » devient racisme. Il y a du Reiser dans la manière de dessiner un coït canin, pour ne pas dire clairement « la chose » ou dans une pleine page, à la manière d’une couverture de Charlie hebdo, d’imaginer une mère hurlante demandant « Qui a laissé une culotte souillée dans le panier à linge? ». Florence crie sa colère devant cette société patriarcale dont on a envie de rire la médiocrité, la bêtise, mais elle exprime bouche grande ouverte, crayon tremblant, une énorme souffrance qui arrive jusqu’à nos oreilles, avec ou sans typographie particulière. Elle ne suscite en apparence aucune empathie n’hésitant pas à se dessiner comme une petite fille moche, arrogante, mais le lecteur n’a pourtant pas envie de l’abandonner à son triste sort. Il a envie de la prendre par la main, de lui expliquer la vie, de lui montrer que la sexualité peut être belle, que la femme n’est pas faite uniquement pour procréer, précepte énoncé ainsi : « c’est le destin des femmes, c’est leur accomplissement ». La dessinatrice ne cherche pas à faire l’unanimité, à lisser les choses dans une saine réaction à cet unanimisme de façade qui l’a tant faite souffrir. On prend ou on laisse, mais on ne reste pas indifférent.

BD LA PUCELLE
PUCELLE DE FLORENCE DUPRÉ LA TOUR

Sur la dernière page de l’album une photo sépia montre Florence en compagnie de sa sœur, deux enfants déguisés en ange, ailes dans le dos, mains jointes. Un clin d’oeil ironique qui résonne comme un doigt d’honneur à cette éducation ratée et porteuse de souffrance.

 Pucelle, « Tome 1 : Débutante ». de Florence Dupré la Tour. Éditions Dargaud. 184 pages. 20€.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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