Dans la BD La loterie, un village américain des années quarante s’apprête à participer comme chaque année à cette manifestation banale qu’est la loterie. Pourtant ce tirage au sort cache un moment dévastateur que le dessinateur Miles Hyman décrypte avec un talent exceptionnel. Plus que troublant : dérangeant.

 

miles hymanNous sommes dans une petite commune des États-Unis dans les années quarante. Dans le Vermont probablement. Le bourg ressemble aux tableaux de Edward Hopper. Empli de silence. Tout est calme et serein et le soleil se lève généreusement en ce début du 27 juin. Ce jour est annuellement, par tradition, un moment exceptionnel : celui de la loterie, où tous les habitants doivent être présents pour participer au tirage de bulletins blancs et d’un seul marqué de noir, dévolu à « l’élu ». On ne peut concevoir une histoire plus simple et réduite. Et pourtant.

miles hymanC’est Miles Hyman, qui après avoir adapté le roman de James Elroy « Le Dahlia Noir », traduit ici, en BD, la nouvelle de sa grand-mère Shirley Jackson, parue en 1948 dans le « New Yorker » qui fit alors scandale. L’auteure, à laquelle, le dessinateur rend un superbe hommage écrit à la fin de l’ouvrage, avait fait exploser à travers cinq pages sèches et précises, avec une violence incroyable, l’image que les Américains se font de leurs valeurs et de leur société. Sa parution avait amené de nombreux lecteurs du journal à se désabonner en provoquant des réactions outragées.

miles hymanLe mérite de son petit-fils est de mettre, près de soixante-dix ans plus tard, sur les mots de son aïeule, un découpage digne des grands films noirs américains. Dès les premières cases, sans texte, le bonheur paisible semble régner sur les blanches maisons du bourg. Pourtant, progressivement, tout au long des pages, par un agencement millimétré des cases et de leur rythme, point un malaise grandissant. Les phrases sont rares, les enfants qui se regroupent expriment une violence contenue, les visages des adultes s’observent dans un silence figé. On tourne alors les pages à la quête d’un mystère que l’on devine sous-tendu. Le lecteur est mal à l’aise et seules quelques doubles pages magnifiques rappellent le rythme paisible de la vie campagnarde ou offrent un moment de poésie totalement décalé et perturbant. La beauté est à portée de main. Et pourtant.

miles hymanLa lenteur imposée au rythme d’une horloge qui tourne de manière inéluctable, tout doit être fini en deux heures, permet de s’attarder sur de nombreux villageois figés dans l’attente et peut-être dans l’effroi. Au rythme cinématographique du découpage, s’ajoute un dessin au fusain d’une beauté exceptionnelle, alternant des moments de grâce comme celui d’un bain matinal, ou des portraits qui rappellent par leur composition ou leurs regards les magnifiques photos iconiques de Walker Evans ou Dorothea Lange publiées dans les années trente, figeant à jamais les visages des fermiers de l’Alabama. Mêmes interrogations dans le regard. Mêmes angoisses du futur où la lumière omniprésente trace sur les visages une sourde inquiétude qui gagne le lecteur.

miles hymanUn tas de cailloux construit par les enfants, une urne protégée dans un coffre fort, un vieil homme agressif pourfendeur de la nouveauté, des membres de famille qui se taisent et s’observent, le poids d’une tradition, suffisent à construire le fil d’une histoire qui va provoquer, en quatre pages, une déflagration chez le lecteur. Même si dans la vie, comme dans la BD, l’existence va reprendre tranquillement son cours, oubliant le pire et l’horreur pour laisser le soleil levant du début de l’ouvrage éclairer de nouveau avec force les maisons d’un village si tranquille. Et pourtant.

miles hyman
Après Le Dahlia noir, Miles Hyman adapte un nouveau grand classique de la littérature américaine, écrit par sa grand-mère Shirley Jackson.

On ne sort pas indemne de cette lecture, et arrivé à la dernière page, on va vite reprendre le début pour essayer de comprendre. Jusqu’où peut peser le poids d’une nation, d’une tradition, d’un village, d’une famille ? Qui sommes-nous au sein de ces structures ? Des réponses, c’est ce que des centaines de lecteurs après guerre ont demandé vainement à Shirley Jackson comme si ces réponses pouvaient apporter une logique de réconfort et de soulagement. L’Afrique du Sud avait interdit la publication de cette nouvelle attirant cette réflexion ironique de l’écrivaine : « Au moins eux, ils ont compris ».

À son tour, Miles Hyman n’apporte bien entendu aucune réponse, mais fidèle à sa grand-mère, il parvient, avec le paradoxe d’images d’une beauté à couper le souffle, à plonger dans le tréfonds de la nature humaine. Une nature « civilisée » que l’on se complaît à louer. Et pourtant.

BD La Loterie de Miles Hyman adapté de Shirley Jackson. Éditions Casterman, 120 pages, 23 €. Traduit par Juliette Hyman

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Miles HymanNé en septembre 1962, Miles Hyman vit entre les États-Unis, son pays natal, et la France, sa terre d’adoption. Dessinateur surdoué, il est surtout connu pour son travail d’illustrateur. On lui doit néanmoins quelques (trop rares) incursions dans l’univers de la bande dessinée, notamment chez Futuropolis à l’époque d’Étienne Robial, quand il a mis en images les textes de Marc Villard (Chroniques ferroviaires). En 2008, il fait son entrée dans la collection Rivages/Casterman/Noir en adaptant avec Matz le polar Nuit de fureur, de Jim Thompson. Après Images interdites, il publie l’adaptation du Dahlia noir, avec Matz et le réalisateur David Fincher.

Il commence sa carrière d’illustrateur en 1987 dans le magazine Lire. Puis il publie aux éditions Autrement, Eden et Futuropolis. Il crée les couvertures de nombreux livres aux éditions Denoël, Gallimard, Le Seuil, Simon & Schuster, Actes Sud, etc. Il est par ailleurs l’illustrateur attitré de la collection Le Poulpe aux éditions de La Baleine.
En 1994, Miles Hyman part pour Los Angeles où il vit pendant huit ans avant de retourner en France en 2002 où il vit actuellement. Il continue à collaborer avec des éditeurs français et américains, tels que Viking-Penguin, Sterling Page d’aide sur l’homonymie, Random House, Denoël, Gallimard Jeunesse et Casterman.

Son travail a été montré au Palais de Tokyo en 1990, et dans diverses galeries à travers le monde : Galerie Rohwedder et Galerie Medicis à Paris, Galerie Papiers Gras à Genève, Galerie Maeght à Barcelone et Galerie Michael à Beverly Hills.

Petit-fils de la romancière Shirley Jackson, Miles Hyman adapte sa nouvelle La Loterie en bande dessinée, publiée en 2016. Il dessine actuellement Le Coup de Prague, sur un scénario de Jean-Luc Fromental.

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Shirley JacksonShirley Jackson, née le 14 décembre 1916 à San Francisco en Californie et morte le 8 août 1965 (à 48 ans) à North Bennington dans le Vermont, est une romancière américaine, spécialiste du récit fantastique et d’horreur, et auteure du roman policier Nous avons toujours vécu au château. Son livre Maison hantée est tenu par Stephen King pour l’un des meilleurs romans fantastiques du xxe siècle.

Prix Edgar Allan-Poe 1966 de la meilleure nouvelle

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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