Avec la sortie de Notre-Dame-Des-Lacs, neuvième et dernier tome de la série BD Le Magasin Général, Loisel et Tripp concluent brillamment une histoire débutée il y a maintenant 8 ans. Avec plus d’un million d’albums vendus. Succès mérité.

Ce que l’on apprécie avec les très bonnes séries télévisées, les sagas romancées, c’est que l’on sait s’embarquer pour de très nombreuses heures de plaisir et de bonheur. Le spectateur, le lecteur vont avoir le temps de s’installer. Quand ils publient en 2006, le premier tome du magasin général castermanMagasin Général, qui se veut une chronique d’un petit village québécois des années 1920, les deux auteurs, Loisel et Tripp pensent boucler leur histoire en trois volumes. Oui, mais voilà, le succès aidant, les principaux personnages évoluent dans des directions imprévues, des personnages secondaires prennent de l’épaisseur, l’histoire ou les histoires se complexifient et les trois volumes initiaux se transforment en six puis neuf tomes, dont le dernier vient d’être publié. Bien sûr, il y a Blueberry, Thorgal ou les Tuniques bleues qui dépassent les cinquante publications, mais une histoire unique en neuf volumes demeure un phénomène rare dans le monde de la BD.

magasin général trippIl fallait bien une telle durée pour raconter cette chronique villageoise. Nous sommes dans les années vingt, les années Charleston, celles du phonographe et du rôle majeur de la religion. La vie est dure et surtout pleine de conventions sociales, morales dans cette petite communauté du Québec, région où habite Loisel et où a enseigné Tripp. Les hommes partent plusieurs semaines l’hiver à l’abattage des arbres, le curé régente la vie quotidienne, le Magasin Général est l’unique commerce du bourg, lieu central où se cristallise toute la vie communautaire. Le propriétaire décède, un étranger arrive sur sa moto et tout l’ordonnancement villageois figé depuis des décennies va peu à peu se fissurer.

Les dessins à quatre mains, Loisel établit le support, Tripp l’approfondit, vont alors raconter la vie de cette communauté, saison par saison, au fil des événements imprévus de l’existence. Une magasin général trippBD à succès c’est d’abord des dessins et elles sont riches ces cases, riches de détails, d’émotions, de personnages clairement identifiables. Et puis il y a ces feuilles silencieuses, rythmées par une mise en page de 8 carrés, qui donnent le temps de respirer les saisons qui passent, d’observer les travaux agricoles, de montrer les taches ménagères sous l’œil familier d’une poule, d’un canard, d’une oie et d’un ourson, vigiles du spectacle de la vie. Ce sont ces cases silencieuses qui déshabillent avec tendresse les corps dans leur timidité et leur douceur, ce sont ces mêmes silences qui accompagnent ces visages magnifiquement empreints de tristesse ou de bonheur dans de superbes clairs-obscurs. Des cases silencieuses qui sont les plus parlantes. Vous l’avez compris il ne faut pas s’attendre à un rebondissement à chaque bas de page, à des explosions de violence, mais plutôt à des explosions de joie, de tristesse, d’émotions. Des explosions de vie.

magasin général loisel trippComme l’histoire, les dessins se divisent en deux ; les gros plans des personnages principaux dans des cases rigoureuses d’une part et la vie sociale décrite par des dessins qui pullulent de personnages et de détails amusants d’autre part. Dessins à deux niveaux, lecture à deux niveaux. On pourra en effet reprocher comme toujours à ces évocations du passé une nostalgie facile, « c’était mieux avant », mais ce n’est pas le propos unique, ni même principal de ces neuf BD, car après tout « c’était pareil avant sauf que votre avant à vous c’est notre maintenant à nous ».

La lenteur de la BD (au final plus de 600 pages) permet de creuser les personnages, d’appréhender leur évolution ; Rejean le curé exprime au fur et à mesure des albums des doutes sur son sacerdoce, Marie l’héroïne principale va s’émanciper revendiquant le droit de magasin général loiselchoisir sa vie. Petit à petit ce sont tous les fondements conservateurs de la communauté qui vont s’émietter faisant place à un nouveau socle de valeurs basées sur la tolérance et la solidarité, valeurs qui vont elles aussi probablement céder dans des albums à imaginer. Au fil des pages disparaissent tous les signes d’autorité : médecin, curé, maire pour laisser place à une société non hiérarchisée, mais plus solidaire. Le talent des deux auteurs est, grâce à la durée, de montrer ces différentes évolutions sans manifeste ou injonction, mais avec tact, douceur et un esprit d’ouverture sur les autres. Par des touches impressionnistes, les dessinateurs traitent ainsi de l’adultère, de l’homosexualité, de la tolérance religieuse, du féminisme, du handicap avec tolérance. Au sein de cette société en évolution qu’ils décrivent tout va de mieux en mieux au fil des pages comme si les auteurs faisaient leurs les utopies sociales des économistes de la fin du dix-neuvième siècle.

magasin général loiselEt puis au-delà de la description réussie de cette vie communautaire utopique, il est impossible de nier que les auteurs nous font partager leur empathie pour ces personnages singuliers et inoubliables qui dépassent des archétypes : Noël l’anar qui construit un bateau de noix pour quitter la société, Isaac revenu aveugle de la guerre 14-18 qui devine tout malgré sa cécité, les trois sœurs Gladu catholiques intégristes qui vont finir leur vie, comme un symbole, à planter des clous sur des planches de bois. Et tant d’autres, qui ne sont pas sans rappeler sur un autre registre, les personnages secondaires créés par Uderzo et Goscinny dans le village gaulois d’Astérix. Et on les entend ces personnages avec leur accent québécois, leurs expressions particulières si imagées et riches de sous-entendus, qui ralentissent encore la lecture comme pour nous obliger à prêter une attention toute particulière aux propos tenus.

magasin général castermanL’évocation d’un simple passé révolu et regretté n’aurait pas suffi à faire de ces BD des œuvres incontournables. En prise avec toutes les époques, elles demeurent paradoxalement intemporelles et la résonance de ces albums avec les manifestations du « mariage pour tous » est troublante. Au-delà d’une reconstitution historique avec des personnages attachants et marquants, Loisel et Tripp ont prôné des valeurs de tolérance et de libre arbitre. Construisant une société, leur société, idéale.

magasin général castermanQuand on referme le neuvième et dernier tome de cette immense chronique, qu’il est préférable de lire d’une traite comme un roman, on a l’impression d’abandonner Marie, Serge, Jacinthe et les autres. Ne plus les revoir nous attriste, mais on devine qu’à leur tour eux aussi vont être bousculés par une nouvelle modernité qui remettra en cause certains de leurs principes de vie. Loisel et Tripp ont choisi de ne pas nous raconter ce futur. Coudonc, rien ne nous empêche icitte de l’imaginer en feuilletant à l’envi, quand le « blues » nous guette, ces neuf ouvrages emplis de bonheur et d’optimisme. Pis cela « mettra du fun dans notre vie ». Tabernacle !

BD Magasin général, neuf volumes tous disponibles chez Casterman au prix de 15,50€ chaque tome. Dessins, scénario : Régis Loisel et Jean-Louis Tripp

 

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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