Après Léonard de Vinci à Florence à la fin du 15e siècle (voir Léonard et Salai), les hasards éditoriaux nous transportent cette fois-ci dans les mêmes années à Venise. C’est à la rencontre de Giorgione et d’autres peintres de la Renaissance vénitienne que nous sommes conviés. Même sujet, même période, mais un traitement totalement différent pour un résultat remarquable. Montons dans une gondole pour rejoindre le Palais des Doges à la suite de Jean Dylar, l’auteur de cette BD.

Venise 1475. Un reflet coloré de la lagune accueille un peintre venu de Sicile, Antonello de Messine. Le nouvel arrivant doté d’un talent rare et de techniques novatrices va rapidement prendre sa place dans la Cité des Doges où la concurrence entre les différents ateliers fait pourtant rage. Sa force est de donner vie aux personnages qu’il peint. Un vieil homme riche va solliciter les talents du peintre pour immortaliser sa jeune femme dont il sait que la beauté se fanera inexorablement. De ses séances de pose entre le modèle et l’artiste naîtra un fils (que le dessinateur a voulu le futur Giorgione), qui cherchera lui-même à réaliser avant sa mort LE tableau parfait ; celui aperçu dans sa jeunesse et peint, à sa grande ignorance, par son véritable père.

 Cette histoire, plus complexe que ce simple résumé, témoigne de la richesse du scénario créé par Jean Dylar. Prenant des libertés avec l’Histoire, ou plutôt avec les espaces vides laissés par l’histoire de l’art, le dessinateur mène tambour battant intrigue et mystère. Sa volonté première est de narrer une histoire et il s’en explique sur le site des éditions Delcourt : «  On ne contemple pas une case de bande dessinée, on la lit. Elle nous entraîne vers la suivante et c’est ainsi que, de case en case, la séquence d’images nous raconte une histoire. » Le défi cette fois-ci n’est pas un défi graphique et esthétique, mais narratif. Tous est fait pour inciter le lecteur à tourner la page.

Les cases, leur positionnement, leur succession, leurs tailles sont imaginés pour faciliter cette lecture. En feuilletant les pages une première fois, nous avons l’impression de découvrir une mosaïque composée de carrés et de rectangles minutieusement agencés. On s’aperçoit rapidement que derrière cet agencement se dissimule un rythme, une respiration. Après lecture complète, on comprend l’attention apportée à ce travail de mise en page : case silencieuse allongée pour accentuer l’effet de souffrance ou de solitude, cases décomposées comme un travelling de cinéma pour accroître l’espace et le mouvement, disposition sous forme de retables, véritable clin d’œil à l’histoire de l’art et procédé narratif permettant de suggérer l’écoulement du temps. On peut multiplier ainsi les exemples à l’infini et chaque lecture apportera de nouvelles découvertes.

Pas de défi graphique, pas de volonté de rappeler par le dessin les traits dominants de la peinture novatrice de cette époque. Jean Dylar traite sa BD avec son style propre, réalise de traits nets et relativement figés où les lignes noires séparent clairement les choses et les êtres. Le charme opère assurément dans ces séances de pose de nue ou la relation entre le peintre et le modèle évolue vers la tendresse puis l’amour, un glissement dont Jean Dylar traduit toute la poésie et la beauté avec un minimum de moyens techniques apparents. Par ailleurs, le défi propre à tous ces ouvrages de reproduire des œuvres existantes est extraordinairement réussi : les peintures parfois gigantesques de Giovanni Bellini, du Titien, d’Antonello de Messine ou de Giorgione sont ainsi parfaitement restituées dans de petites cases de quelques centimètres avec un pouvoir d’évocation remarquable.

L’ouvrage est parsemé de références à des peintures dont les poses sont parfois reprises, à des traités d’époque, à des gravures, dont celles exceptionnelles de Venise vue du ciel (mais réalisée du sol). Rien n’est appuyé, imposé, à chacun sa propre lecture. L’une des qualités essentielles de cette BD est dans cette approche modeste, mais extraordinairement érudite de la peinture de la Renaissance vénitienne.

On découvre ainsi les techniques de la peinture à l’huile venue de la Flandre et de Van Eyck (?) permettant de rendre plus brillantes les toiles en superposant des couches de peinture transparentes jusqu’à l’obtention de la couleur souhaitée. On y apprend l’utilisation de la « camera obscura » plusieurs décennies avant son utilisation connue par Vermeer. On regarde avec plaisir la préparation sur carton faite de petits trous destinée à être reportée sur de gigantesques autels pour tracer les contours des dessins initiaux. Mais la vie est aussi présente : celle des ateliers et des jalousies (dont celle de Titien), des mécènes, de la concurrence. Mais aussi la vieillesse, l’amour, la jalousie, la vengeance. La vie et la mort.

La taille relativement petite de l’ouvrage et celle des cases témoigne de cet effacement derrière le propos.  Et puis celui-ci sait aussi s’élargir sur ce qui constitue au final le thème majeur de la BD : la fièvre créatrice, la volonté de produire un chef d’œuvre, traduire sa propre perception ressentie du monde. Et défi ultime de cette  époque charnière, transformer une surface plane en une œuvre vivante où le génie du peintre saura retranscrire la vie plus que la ressemblance, rendre « l’effet de présence » cherché par Antonello de Messine. Un moment charnière en fait de l’histoire de la peinture.

« Dans un tableau chaque forme, chaque couleur que l’on dispose véhicule quelque chose. Une signification, une sensation plus ou moins calculée ». Cette profession de foi  mènera un siècle plus tard aux formidables portraits « vivants » de Rembrandt ou de Frans Hals. À sa manière, et plus modestement, elle donnera naissance à cette BD qui, sous un aspect formel simple, donne à voir, à penser, à réfléchir et à apprendre. En ce sens elle mérite plusieurs lectures.

À suivre…

 

La Vision de Bacchus par Jean Dylar. Paru le 19 février 2014. Éditions Delcourt, collection Mirages, 17€.
Cette lecture est à compléter par la consultation du site de l’auteur
www.jeandytar.com qui apporte des précisions et des suppléments indispensables sur la conception et le travail de recherches en amont de la BD. Un complément instructif que l’on aimerait retrouver plus souvent.

 

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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