BD Krimi : dans les bas fonds de Berlin avec Vermot et Inker

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Avec cette BD hors normes, publié aux éditions Sarbcane, Vermot et Inker nous entrainent dans les bas fonds du Berlin des années trente. Des meurtres cinématographiques aux meurtres sexuels en pleine montée du nazisme, ils livrent une BD glaçante et fascinante.

Nous sommes dans les années trente à Berlin, années crépusculaires qui annoncent la fin d’un monde. Deux hommes se rencontrent. Par hasard peut être ? Probablement pas. L’un est petit, gros et massif. Il s’appelle Lohmahn. Il est Inspektor de police. L’autre mesure 1m83. Il est mince et porte un monocle à son œil gauche. Il s’appelle Lang. Fritz Lang. Cinéaste reconnu ayant déjà à son actif quelques succès cinématographiques muets, il a rencontré Lohmahn sept ans auparavant lors de la mort suspecte de son épouse. Tout les sépare et pourtant le flic souhaite associer le cinéaste à une enquête sordide portant sur des crimes sexuels commis essentiellement à Düsseldorf. Son objectif est d’aider Fritz Lang à produire un prochain film sur la criminalité avec le secret espoir de diminuer la violence dans la capitale puisque, dit il, « la violence exorcise la violence ». Le réalisateur, quant à lui, voit avec cette plongée dans l’horreur une manière d’approcher au plus près LA réalité, celle qu’il veut retranscrire sur la pellicule n’hésitant pas à refaire la même scène des dizaines de fois jusqu‘à ce que le spectateur oublie qu’il est au cinéma, gommant ainsi « toute la différence entre la chair et le papier ou la pellicule ». Lang va accepter ce pacte Faustien dans l’intérêt de son art, abandonnant ses principes moraux pour accéder à la réalité des faits.

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Cette descente vertigineuse dans le monde du crime, des truands et de la pègre, s’accompagne d’une description en toile de fond de l’Allemagne des années trente, d’un pays en déliquescence, en recherche de repères, terreau propice à l’idéologie nazie déjà au pouvoir. On sait depuis notamment Colorado Train que Inker aime les atmosphères glauques et sordides. Il utilise ici son formidable talent pour rehausser l’encre de traits de fusain qui donne au monocle de Fritz Lang une blancheur repérable dans les bas fonds de Berlin où le libertinage côtoie la truanderie. Tel un projecteur sur un plateau de tournage, il braque sa lumière comme un photographe de plateau pour suggérer le vrai et le faux. Les portraits de groupe font penser aux personnages masqués du peintre James Ensor et l’on ne sait plus très bien si les acteurs des films de Lang ou les personnages réels des enquêtes de Lohmahn portent des masques ou arborent leurs vrais visages. On se perd dans les fumées de cigarettes, qui nous emmènent dans un monde onirique ou reconstitué minutieusement. Le lecteur, dans le doute, hésite entre le réel et la perception du réel. L’ambiance lourde d’un monde en pleine déliquescence est chamboulé par les multiples mises en page lorsque par exemple le dessinateur introduit des sens de lecture inusités reprenant les cases du jeu de l’oie. Habile stratagème de distanciation, les crimes sont montrés en ombres chinoises, suggérant l’horreur sans la montrer directement.

Le scénario de Thibault Vermot prend à son compte ce vertige avec 24 chapitres courts (à l’instar de la vitesse standardisée de la pellicule de cinéma) a priori sans liens entre eux qui finissent par tisser un sentiment étrange de malaise et d’inquiétude. Rien n’est rationnel dans cet univers où de vrais truands, embauchés comme tels pour des séquences de films, sont arrêtés par Lohmahn, instigateur du rapprochement de la pègre et de Fritz Lang. Tout s’entrecroise, s’entremêle et se nourrit de l’autre. Réflexions cinématographiques sur la nécessité du réalisme et le rôle du nouveau cinéma parlant, pouvoir éventuel de la fiction sur la criminalité, montée de l’antisémitisme, examen des pulsions perverses des tueurs en série, sont autant de thématiques qui traversent l’ouvrage que l’on ne saurait résumer à une suite d’évènements s’achevant dans les prémices de la Solution Finale.

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Comme un symbole, M le Maudit, le chef d’oeuvre de Fritz Lang, sort en salle le 11 mai 1931, trois semaines après la décapitation de Kürten, condamné à mort mélangeant une dernière fois le Vrai et le Faux.

Atypique tant par sa magnifique fabrication que par son scénario syncopé, ses illustrations brillantissimes et ses mises en pages originales cet album interroge longuement le lecteur, pris dans de multiples sentiments contradictoires.

Au fait, une dernière interrogation se pose: que signifie « Krimi »? Le mot allemand se traduit en français par « roman policier » ou crime. Mais cela, vous l’aviez certainement deviné.

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KRIMI aux éditions Sarbacane. Écrit par Thibault Vermot. Dessiné et scénarisé par Alex W. Inker. 280 pages. Grand format: 24 x 33 cm. 35€. Parution : 2 avril 2025. Lire un extrait

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.