En adaptant en BD Crenom Baudelaire de Jean Teulé, Dominique et Tino Gelli tracent un portrait tonitruant et irrévérencieux de Baudelaire, fidèle au texte du romancier. Éblouissant et somptueux. Une Bd majeure de ce début d’année.

Jean Teulé était un sacré conteur et un formidable ramasseur de poussière. Son écriture était gouailleuse et parlante. Quant à la poussière il savait la retirer pour extirper de l’Histoire officielle des faits divers ou des moments passés à la trappe de la postérité. Il dépoussiérait aussi des statues auxquelles il vouait pourtant une profonde admiration. En 2009 il était ainsi parti à la quête d’un autre Rimbaud (1).

En 2020, dans son avant dernier ouvrage Crénom Baudelaire, il recherchait la personnalité de l’auteur des Fleurs du Mal. Ce n’est pas la poussière qu’il ôtait dans cette biographie romancée, mais des couches innombrables de vernis posées depuis des décennies par des hagiographes pas toujours sincères. Le Baudelaire de Jean Teulé n’a rien à voir avec la biographie du Lagarde et Michard présentée dans les écoles, ni avec le sage portrait photographique de Nadar. Et pourtant « tout est vrai » avait l’habitude de déclarer l’écrivain décédé en octobre de l’année dernière. On le croit donc sur parole quand il décrit un enfant amoureux de sa mère dans des relations ambiguës. On le suit toujours quand il montre un adolescent irrespectueux, vantard en se voulant supérieur à Hugo, misogyne indécrottable, porteur d’une violence verbale et physique épouvantable, shooté à mort par toutes les drogues, et par dessus tout d’une rare méchanceté. Sans oublier une syphillis récurrente et un mépris total des pauvres gens. Sa mère dit à son fils: « Mon mari est l’ordre, le respect, la hiérarchie. Toi tu es le désordre, l’insolence, la licence ». Inutile d’en rajouter la coupe est pleine, mais n’empêche pas Baudelaire de demeurer la référence poétique de la fin XIXe siècle. Cette ambivalence, génie poétique et mauvais génie humain, le roman de Teulé la décrivait parfaitement et faisait la force de son texte.

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Baudelaire, photographié par Nadar, 1854

On était donc curieux de connaître son adaptation en images, exercice prolongeant souvent la vie des romans de l’ancien auteur de BD qui acceptait volontiers de confier ses récits à des dessinateurs auxquels il laissait toute latitude. Il fallait bien être deux pour relever ce défi en trois volumes. Tino et Dominique Gelli se sont donc attelés à la tâche avec pour ce dernier un goût de revoyure. Dominique avait en effet adapté notamment le sinistre et morbide Mangez le si vous voulez (Delcourt), Bd presque monochrome envahie par le noir du thème et du dessin (voir chronique). Avec Crénom Baudelaire, à l’inverse, Dominique Gelli fait cette fois-ci exploser les couleurs somptueuses, le rouge sang des manteaux, des robes, des drapeaux assurant le fil conducteur de cases inoubliables.

Laid psychologiquement, le poète l’est aussi physiquement et sa petitesse fait pâle figure à côté de la somptueuse Jeanne Duval, qui donne son prénom à l’album et dont la noirceur de peau sensuelle et poétique tranche avec la blafarde blancheur du poète, intellectuellement si haut perché et physiquement et humainement si médiocre. Ayant déjà inspiré Yslaire qui en fit le sujet principal de son album Mademoiselle Baudelaire (éditions l’Aire Libre), la « Vénus Noire » est magnifique de sensualité et de désir, nue ou dans des robes prodigieuses, dont Baudelaire disait qu’elle était « mon âme, ma passion, étoile de mes yeux ». Muse, elle est le contrepoint de son amant.

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Mais la poésie dans tout cela ? Elle est omniprésente, chaque événement de la vie du poète suscitant son inspiration, est illustrée par des dessins pleine-page de Tino Gelli qui tranchent avec la tonalité du récit. Oniriques, naïfs, symbolistes, ésotériques, ils accompagnent à la perfection les poèmes de Baudelaire qui vont être rassemblés à la fin de ce premier tome pour devenir les Fleurs du Mal. Sa poésie le jeune Charles la définit ainsi : « Ça me métamorphose en poète augmenté qui saura pétrir de la boue pour en faire de l’or. J’entends venant de la rue des musiques célestes et vois dans les taches de ces murs des peintures ». Opposition réalisme et poésie que les dessins des Gelli traduisent à merveille par le parti pris de deux styles graphiques contraires et complémentaires.

A la fin de la lecture de cette BD majeure alors que des polémiques naissent quant aux personnalités de Picasso ou de Céline, se pose une question qui devient récurrente: comment dissocier l’oeuvre de la personnalité de son créateur? À chacun(e) sa réponse.

Crénom Baudelaire. Récit et dessin de Dominique et Tino Gelli d’après le roman de Jean Teulé. Éditions Futuropolis. Récit en trois tomes. Tome 1 : Jeanne. 160 pages. 25€. Le tome 2 paraîtra en 2024 et le dernier tome en 2025.

  1. « Rainbow pour Rimbaud »

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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