Soucieux de vous faire découvrir des maisons d’édition innovantes et moins exposées médiatiquement, Unidivers, après Ici Même, Félès, vous invite à rencontrer Vincent Henry, éditeur de la Boîte à Bulles. Passionnant .

boite à bulles
Vincent Henry Avec Sylvain Dorange, Pascal Bresson et les époux Klarsfed, en février 2020

Unidivers : quand et comment est née la Boîte à Bulles ?

Vincent Henry : La Boîte à Bulles est née en 2003. Alors que j’étais journaliste BD, j’ai proposé à deux auteurs de publier leurs créations et ils m’ont dit oui ! Je n’avais plus d’autre choix que de monter ma maison d’édition… Sont ainsi rapidement parus Le Cabinet Chinois de Nancy Peña, L’Immeuble d’en face de Vanyda et plein d’autres depuis. La maison d’édition a d’abord fonctionné sur la base du pur bénévolat puis s’est progressivement structurée au fil des années.

U : quel est justement votre mode de fonctionnement ?

Vincent Henry : Actuellement, La Boîte à Bulles compte quatre salariés : deux personnes à Saint-Avertin, près de Tours (Morgane Jandot, graphiste, et moi, éditeur et responsable de la société) et deux personnes à Paris (Louis Chesseboeuf, comptable et Octavie Udave, attachée de presse). Mais depuis notre rapprochement avec les Humanoïdes Associés, nous avons mutualisé l’ensemble des fonctions non éditoriales, comme la communication ou la cession de droits. Nous gardons une indépendance éditoriale totale, justifiée par la spécificité de notre catalogue, mais nous nous coordonnons avec la branche américaine, Humanoids, pour coéditer et cofinancer certains titres qui les intéressent.

U : comment définiriez-vous votre politique éditoriale ?

Vincent Henry : À l’origine, je disais vouloir donner leur chance à de jeunes auteurs, avec une ligne éditoriale entre les romans « À Suivre » publiés par Casterman et les autobiographies parues chez Ego comme X. Dix-sept ans plus tard, cela reste assez vrai puisque plus de la moitié des auteurs édités ont publié leur premier livre chez nous. Autrement formulée, notre ligne éditoriale tourne autour de l’intime, du témoignage, de la (auto)biographie ou du documentaire, avec parfois des pointes d’humour ou de poésie. Il m’arrive de dire en plaisantant que nous publions « tous les malheurs du monde »… Mais c’est exagéré, tous nos livres ne sont pas sombres !

U : pouvez nous présenter brièvement vos collections ?

Vincent Henry : Nos collections de bandes dessinées sont aujourd’hui bien moins marquées et identifiables qu’auparavant… Les œuvres de « non-fiction » sont essentiellement publiées dans la collection Contre-cœur, et celles de fiction publiées en collection Contre-jour ou Hors champ… Nous éditons également des albums à l’humour décalé dans la collection Contre-pied et des carnets de reportage dans [Les carnets de La Boîte à Bulles].Enfin, pour accueillir des bandes dessinées plus tous publics telles que L’Ours Barnabé, on a créé La Malle aux images…

boite à bulles
A Angoulême en janvier 2019

U : quel public visez-vous majoritairement ?

Vincent Henry : Le public est très variable d’un titre à l’autre : ce ne sont pas les mêmes personnes qui achèteront Psychotique ou Le Marathon à la petite semelle, cela dépend de l’intérêt du lecteur pour le thème développé… Cela dit, je pense que notre public récurrent est constitué de personnes en prise avec l’actualité, bien souvent militantes, lectrices tout autant de romans que de bandes dessinées… À en juger par les festivals, ce public est majoritairement féminin, du moins plus féminin que celui de la BD d’aventure.

U : on constate par exemple avec Timothé le Boucher (Dans les vestiaires) ou Grégory Mardon (Vagues à l’âme) que vous rééditez d’anciens albums soit parce que l’auteur a acquis depuis une nouvelle notoriété, soit parce que le titre a été injustement boudé à sa sortie. Est-ce une volonté éditoriale ? Une nécessité économique ?

BD LE CHAT DU KIMONO

Vincent Henry : Quand on publie un livre, on essaie de le faire vivre le plus longtemps possible pour lui permettre de trouver son public. La première édition de Dans les vestiaires étant épuisée, nous devions réimprimer le livre. Timothé a accepté de dessiner une nouvelle couverture et nous avons voulu tirer parti de sa notoriété en ajoutant un bandeau rappelant ses œuvres ultérieures (Ces jours qui disparaissent, Le Patient…). Cela devrait permettre à de nouveaux lecteurs de découvrir ce livre, passé trop inaperçu lors de sa parution malgré un scénario particulièrement réussi, sur un thème fort et d’actualité (le harcèlement chez les ados). Mais ces rééditions sont régulières : nous venons ainsi de rééditer Le Chat du kimono de Nancy Peña et Le Marathon à la petite semelle de Sébastien Samson, dont les premiers tirages étaient épuisés. Rééditer un livre constitue une opportunité d’améliorer certaines de ses caractéristiques et de le rendre encore plus remarquable !

BD LES FLEURS DE TCHERNOBYL

U : quelle est la part de création nouvelle dans votre catalogue ? Accompagnez-vous de jeunes auteurs ?

Vincent Henry : Nous publions majoritairement des œuvres de création et non des traductions, c’est au cœur de notre démarche éditoriale. Et si j’avais un message à envoyer à nos institutions (CNL, Prix d’Angoulême etc.), ce serait de plus nettement soutenir la création par rapport à l’achat de droits car la prise de risque n’est pas la même et l’enjeu pour les auteurs bien plus important… Nous recevons 400 à 500 projets par an émanant « d’inconnus », dont une part importante de jeunes auteurs. Nous en retenons 4 à 5 par an. Presque tous les projets signés le sont au stade du projet (un synopsis, cinq à dix pages déjà dessinées) et non de la BD terminée. Être éditeur de bande dessinée, c’est justement accompagner les auteurs tout au long de leur travail de création. C’est ce rôle artistique qui fait l’honneur et le charme de notre métier. Chaque année, nous publions donc entre trois et cinq primo-auteurs. Nouveaux ne veut pas toujours dire jeunes : il est rare qu’ils aient moins de trente ans. Certains attendent d’avoir passé la quarantaine pour se lancer. Je sais de quoi je parle, puisque cela a été également mon cas… Historiquement, nous ne jouions qu’exceptionnellement les marieurs : les projets nous arrivaient avec une équipe déjà formée. Mais depuis environ deux ans, nous sommes fréquemment contactés par des personnes ayant un témoignage à partager, une histoire à raconter… Si le sujet est fort et l’écriture mature, nous cherchons alors avec eux le dessinateur qui sera le plus en adéquation avec leur projet.

U : quel est le tirage minimum pour qu’une parution soit rentable ?

Vincent Henry : Quand on parle de rentabilité, on résonne en termes de ventes plutôt que de tirage, car on peut ne vendre qu’une petite partie d’un tirage… Lorsque l’on perçoit dans un projet un potentiel commercial significatif, l’équilibre peut être atteint entre 4000 et 8000 exemplaires… Alors que pour d’autres livres – des coups de cœur éditoriaux mais a priori plus confidentiels – cet équilibre pourra survenir dès 1000 exemplaires. C’est extrêmement variable. Ce calcul n’intègre que les frais directs, et pas le temps passé en interne sur le livre (éditeur, graphiste, attaché de presse…). Ces frais-là sont couverts après le palier cité ci-dessus. Aussi, la vente des droits à des éditeurs étrangers permet sur les titres concernés de revenir un peu plus vite dans le vert.

U : Comptez-vous sur des Prix, des distinctions pour améliorer la visibilité de votre maison d’édition ?

Vincent Henry : On ne peut pas dire que l’on compte dessus. On les espère tout au plus… Nos ouvrages sont le plus souvent distingués par des prix que je dirais « civiques », c’est-à-dire en lien avec des valeurs humanistes ou attribués par des groupements de Comité d’Entreprise, ou bien encore des prix lycéens organisés par des conseils régionaux… Ceux provenant de festivals, d’association de journalistes ou de libraires BD sont plus rares. Globalement, les sélections en tant que telles n’ont que peu d’impact en termes de visibilité et de ventes – la sélection à Angoulême du magnifique et dérangeant Black Project n’a pas entraîné de retombées importantes par exemple – mais les prix significativement plus : le Fauve Polar Angoulême attribué à Intrus à l’Étrange de Simon Hureau a permis de doubler les ventes à 5000 exemplaires, le Prix œcuménique de la BD décerné à Little Joséphine de Valérie Villieu et Raphaël Sarfati presque autant… Pour la maison d’édition dans son ensemble, ces prix et sélections ont certes un côté prestigieux, mais je pense que la visibilité qu’ils donnent à la structure est très limitée : les lecteurs retiennent d’abord le titre, puis le nom de l’auteur puis enfin, parfois, celui de l’éditeur.

U : Des ouvrages comme ceux de Bruno Loth, reconnus chez les amateurs de BD « humaniste » sont-ils des locomotives indispensables pour la maison ?

Vincent Henry : Les ouvrages de Bruno Loth tels que Guernica, Mémoires d’un ouvrier ou Viva l’anarchie ! sont effectivement emblématiques de notre maison d’édition, tant par leur thème et leur humanisme que leur qualité. Et Bruno a un public fidèle. Pour autant, si l’on parle de locomotives qui ont permis à la structure de survivre et de se développer, il convient de mentionner en premier lieu L’Immeuble d’en face de Vanyda et Kaboul Disco de Nicolas Wild, avec des ventes de 15000 à 25000 exemplaires par tome…

U : on constate aussi la présence à votre catalogue d’un ouvrage d’Emmanuel Lepage. Comment faire pour attirer de tels noms ? Rêvez-vous d’en attirer d’autres et cela est-il faisable ?

BD Klarsfeld

Vincent Henry : Nous sommes très fiers d’avoir un ouvrage d’Emmanuel Lepage au catalogue. Les Fleurs de Tchernobyl a d’ailleurs inauguré notre collection de carnets de reportage. Mais pour être honnête, ce livre est la réédition d’un ouvrage précédemment publié par l’Association des Dessin’acteurs… Bien entendu, on rêve d’attirer de grands noms. Notre ligne éditoriale militante peut en attirer certains, même si cela devient désormais plus compliqué : si La Boîte à Bulles est la première maison d’édition a avoir axé son catalogue sur les œuvres documentaires et de témoignages, tous les grands éditeurs publient désormais ce type d’ouvrages ! Depuis notre rapprochement avec Les Humanoïdes Associés, nous avons un argument supplémentaire à faire valoir : la garantie pour certains ouvrages d’une publication simultanée en France et aux États-Unis. À propos d’auteurs prestigieux, nous sommes très heureux de travailler actuellement sur plusieurs projets avec Pascal Bresson – le scénariste de Simone Veil, L’Immortelle – à commencer par Beate et Serge Klarsfeld qui sortira en septembre. (NDLR: Unidivers assurera la chronique de cette BD attendue).

U : quelles sont vos relations avec les libraires ?

Vincent Henry : Très bonnes, je l’espère ! Entretenir de bonnes relations avec les libraires est fondamental si l’on veut qu’ils aient envie de lire et de conseiller nos livres. Nous avons d’ailleurs, avec les Humanoïdes Associés, dédié une personne à temps plein pour répondre à leurs demandes, organiser des tournées dédicaces… Nos livres sont très peu vendus en grandes surfaces culturelles, mais beaucoup en librairie généraliste, au point que la part de marché des grandes surfaces culturelles comme la Fnac ou Cultura est inférieure à celle des librairies généralistes dites de second niveau (les libraires de quartier).

U : une question incontournable pour terminer : comment s’est passée la période de confinement, pour vous même d’une part et pour l’entreprise d’autre part ?

Vincent Henry : Humainement, je l’ai bien vécu, habitant une maison en province et n’ayant pas eu de proche touché… Et travaillant chez moi, cela n’a pas trop changé mon organisation et mon rythme de vie. Professionnellement, je me suis retrouvé paradoxalement submergé de travail et de sollicitations : beaucoup d’auteurs, n’ayant plus d’autre activité que la création, ont mis les bouchées doubles sur leurs projets ! Je n’ai d’ailleurs toujours pas réussi à rattraper le retard que j’ai pris dans le suivi de leur travail. Honte à moi… Pour La Boîte à Bulles, la période a été très délicate puisque nous avons purement et simplement perdu deux mois de chiffre d’affaires. Nous avons dû passer tous les autres salariés en chômage partiel et solliciter un prêt à taux zéro. La survie de la maison d’édition n’est pas menacée, mais nous mettrons du temps à nous en remettre…

Propos recueillis par Éric Rubert.

Site de la boîte à bulles

Article précédentBonnes adresses à Rennes, restos, bars et terrasses secrètes…
Article suivantRENNES. LA GRANDE TRANSUMANTE AUX TOMBÉES DE LA NUIT
Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici