Il faut posséder une sacrée personnalité et du talent pour être pionnière dans l’industrie naissante du cinéma. Ces qualités, Alice Guy les possédait au plus haut point. Catel et Bocquet lui rendent un magnifique hommage en lui restituant son juste rôle.

Catel et Bocquet. Bocquet et Catel. Ce n’est pas faire injure à Alice Guy, la sujette de leur dernière BD, d’écrire que les deux auteurs sont plus connus que celle qui fait le titre de l’album. En effet après avoir décrit la vie d’Olympe de Gouges, Kiki de Montparnasse et Joséphine Baker, ils ont choisi de raconter l’existence d’une autre femme moins renommée, mais à la vie aussi riche : Alice Guy. Ils disent des femmes, sujettes de leurs livres, qu’elles sont les « clandestines de l’histoire » parce que ce sont « des femmes qui ont laissé des traces dans l’humanité, mais qui n‘ont pas été retenues – ou partiellement retenues – par la grande histoire ». Kiki raconte l’art moderne, Olympe la Révolution française, Joséphine la lutte contre la ségrégation et Alice accompagne les débuts du cinéma. C’est d’ailleurs par le septième art que Bocquet et Catel en sont venus à s’intéresser à la première réalisatrice de l’histoire. Leur fille en licence de cinéma, José-Louis Bocquet exécuteur testamentaire de l’oeuvre de Francis Cassin, historien des débuts du cinéma et détenteur de multiples documents sur Alice Guy, autant de faits qui amenèrent naturellement nos deux auteurs à s’intéresser à celle qui naquit en 1873 dans une famille bouleversée par un déracinement, une faillite économique, la mort d’un jeune frère de seize ans.

On suit Alice de la naissance à sa mort dans une existence où elle manifeste un bonheur de vivre incomparable, loin de toutes les conventions qui régissent notamment les relations hommes femmes. Elle est une femme libre dans un univers naissant, celui du cinéma composé exclusivement d’hommes. Nous assistons avec elle à la naissance du phonoscope, du bioscope, du kinetoscope. Du cinématographe. Elle rencontre Gaumont, Pathé, les frères Lumière dans ce qui est d’abord un phénomène scientifique, puis technique, artistique et très rapidement industriel et économique. Tous ces domaines, Alice Guy, qui a débuté comme « employée aux écritures », apprend à les utiliser et devient experte aux avis recherchés, elle qui est si heureuse sur un plateau de tournage : 

« Je pense que les Lumière, avec l’arroseur arrosé, sont les premiers metteurs en scène. Je ne revendique que le titre de première femme metteur en scène. »

Ce n’est qu’en 1920 qu’une nouvelle réalisatrice apparaîtra. Entretemps, Alice se rendra aux États-Unis, se fera un nom, vendra ses studios avant de revenir à Nice pour devenir, sans réussite, une antiquaire. Connue et reconnue de son vivant, en Amérique notamment, elle passera peu à peu dans l’ombre d’une histoire écrite par les hommes. Elle aura connu de nombreuses blessures intimes, des infidélités, le divorce, des faillites, mais cherchera pourtant avant sa mort à ce que son oeuvre subsiste, notamment à travers la rédaction de ses mémoires. Autrice de plus de 700 films, il faudra attendre des décennies avant que des chercheurs et historiens en retrouvent une petite vingtaine et inscrivent son nom dans la chronologie de l’histoire du cinéma.

Ce volumineux album est de la qualité des précédents. Il ne faudrait voir dans l’expression à ajouter, « comme d’habitude », aucune restriction. Bien au contraire. Alice est un personnage attachant, vibrant, énergique, mouvant dans un univers d’hommes guindés dans leurs redingotes. Le dessin de Catel exprime à merveille la joie de vivre et l’énergie de la productrice, auteure, metteuse en scène. On retrouve la capacité à montrer une époque avec un minimum de moyens. Il est fascinant de constater la restitution par le dessin de l’atmosphère d’une rue, d’un plateau de cinéma, cachant derrière une apparente facilité, un travail de recherche et de documentation très important. Le trait noir épais et enveloppant s’apparente aux xylographies de Vallotton ou de Toulouse-Lautrec. Maîtrisant le mouvement, les scènes de danse ou de tauromachie sont formidables, rappelant les dessins allègres des danses de Joséphine Baker. Riche en détails, le lecteur s’amusera à dénicher les noms de Catel, Muller et Bocquet, disséminés au milieu d’une scène de rue, comme pour faire rentrer les auteurs dans la vie sociale qu’ils dépeignent.

L’ouvrage se termine par de très riches notices biographiques qui permettent de faire de cette BD une référence didactique sur les origines du cinéma.

https://youtu.be/ZtKhfPKN11Y

En avant-première mondiale, Unidivers peut vous révéler que le prochain album de Bocquet et Catel sera consacré à une écologiste de la mer avant l’heure, bien avant le commandant Cousteau : Anita Conti, première femme océanographe de France et photographe. Un choix conforme à la volonté affichée « de travailler dans les marges laissées en friche ». Alors rendez-vous dans trois ans.

ALICE GUY de Catel et Bocquet. 400 pages bichromie. 24,95. Parution : 22 septembre 2021.

(1) Devenus des classiques, ces trois ouvrages font l’objet de nouvelles rééditions depuis le 22 septembre.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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