Donner à voir et à entendre Bartleby, le contre-héros imaginé par Melville, n’est pas chose aisée. Le proposer dans un spectacle de marionnettes ouvert aux enfants autant qu’aux adultes ? Pari risqué, mais pari gagné par le bob théâtre. Une évocation fine, fidèle et émouvante d’un mystère littéraire moderne.

 

Bartleby bob theatreBartleby, non pas à Wall Street, mais au théâtre Louis Guilloux, cet écrin feutré et intimiste de La Passerelle, à Saint-Brieuc. Le bob théâtre, compagnie rennaise, s’est lancé un pari audacieux : adapter Bartleby, une histoire de Wall Street, la fameuse nouvelle de l’écrivain américain Herman Melville (auteur de Moby Dick)… à destination du jeune public, en marionnettes et en musique ! L’histoire ? Le narrateur, « l’avoué », huissier de justice à Wall Street, embauche un nouveau copiste (ou scribe) : un homme « sans références » prénommé Bartleby. Ce dernier, pâle et silencieux, copie sans relâche. Son patron lui demande de collationner un document. Et c’est là que la « formule » tombe, sans doute l’une des plus célèbres de la littérature : « I would prefer not to », que l’on peut traduire par « Je préfèrerais ne pas ». Sorte de refus – Gilles Deleuze parle plutôt de « préférence négative » – cette formule, déclinée 10 fois dans la nouvelle, altère en profondeur le narrateur, « l’avoué ». Et conduit Bartleby « jusqu’à son silence final dans la prison ».

Bartleby bob theatreÀ première vue, on peut se demander pourquoi présenter Bartleby à un jeune public. Du reste, le public réuni ce mercredi 1er février était au moins pour moitié composé d’adultes. Sans doute, parce que cette « histoire de Wall Street » demeure aussi fascinante que mystérieuse. Sans doute, parce qu’elle est parvenue au rang de mythe littéraire. Sans doute, parce qu’elle possède un caractère absurde, guignolesque, assuré par la formule bartlebienne comme par les deux autres scribes. « C’est un texte violemment comique, écrivait Deleuze à son propos, et le comique est toujours littéral ». La compagnie bob théâtre a certes joué sur le ressort comique, mais elle a également élevé le spectacle jusqu’à cette tension tragique dont la nouvelle est traversée.

Bartleby bob theatreSur la scène, un guitariste pour accompagner le spectacle, et deux marionnettistes. Un castelet somptueux, une petite scène de la vie de Wall Street dominée en son haut par des gratte-ciel de carton. Le premier marionnettiste, sorte de présentateur et conteur assurant, forcément, le rôle du narrateur-huissier de la nouvelle, manipule aussi les deux autres personnages de scribes. Mais pas celui de Bartleby. L’autre marionnettiste assure seul ce rôle. Pourquoi ? Car Bartleby est l’être à part, l’être marginal, celui qui se soustrait à l’obligation de choisir et d’agir. Sa représentation miniature et blafarde en écrivant quasiment maniaque, sur scène, s’avère splendide : beaucoup de penseurs, notamment Giorgio Agamben ou Enrique Vila-Matas, ont envisagé Bartleby comme une figure de l’écrivain, fut-elle celle de la négativité et du refus. L’interprétation est belle. On peut néanmoins saluer la compagnie bob théâtre d’avoir su mettre en avant le rôle du narrateur-huissier : car c’est celui qui par compassion, par déroute, sans parvenir à sauver son scribe, sauve du feu le récit.

Bartleby bob theatreCoup de théâtre dans la représentation, mise en abyme dramatique signifiante et émouvante : le marionnettiste qui manipule Bartleby se fait à son tour manipuler. Lui aussi « préfère ne pas » être marionnettiste. La compagnie, dès le début du spectacle, s’amuse à montrer coulisses et trucs du métier. Elle joue même à sortir des limites du castelet. Et finalement, lorsque le marionnettiste se soumet au « syndrome Bartleby » (pour reprendre l’expression de Vila-Matas), le spectateur comprend que l’esprit du texte a été parfaitement adapté. Seul sous la douche lumineuse, le marionnettiste bartlebien est évacué, comme Bartleby du bureau de l’huissier. Ne reste que ce dernier, le narrateur, face à une marionnette évidée, sans main pour se faire manipuler – un morceau de tissu. Donc, le Bartleby muet qui termine en prison. Deleuze parlait du caractère contagieux de la formule de Bartleby : « elle tourne la langue des autres ». La compagnie bob théâtre s’est délibérément contaminée. Et elle contamine.

Bartleby, une histoire de Wall Street, par le bob théâtre, d’après la nouvelle de Herman Melville s’est joué les 31 janvier et 1er février 2017 à La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc.

Prochaines représentations :
Samedi 4 février 2017 : L’Hectare, Festival Avec ou Sans Fil, VENDÔME (41)
Samedi 11 février 2017 : L’Eclat, Festival Manimagine, THORIGNÉ FOUILLARD (35)
Mardi 7 mars 2017 : Paul B, MASSY (91)

Production : bob théâtre (Rennes), Coproduction : Théâtre des Marionnettes de Genève; Théâtre-Sénart, scène nationale; Pôle Sud – Chartres de Bretagne; Lillico (Rennes), avec le soutien de la Région Bretagne, du département d’Ille-et-Vilaine et de la Ville de Rennes

DISTRIBUTION
Texte : Herman Melville
Adaptation, mise en scène et interprétation : Denis Athimon et Julien Mellano
Musique originale : François Athimon
Création lumière : Alexandre Musset
Régie son et lumière : Antoine Jamet, Gwendal Malard ou Tugdual Tremel
Construction marionnettes : Gilles Debenat et Maud Gérard
Crédit visuel affiche : Grimmm

Ne résistons pas à cet extrait final de Bartleby :

La rumeur, donc, voulait que Bartleby eût exercé une fonction subalterne au service des Lettres au Rebut de Washington, et qu’il en eût été soudainement jeté hors par un changement administratif. Quand je songe à cette rumeur, je puis à peine exprimer l’émotion qui s’empare de moi. Les lettres au rebut! Cela ne rend-il point le son d’hommes au rebut ? Imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême désespérance; peut-on concevoir besogne mieux faite pour l’accroître que celle de manier continuellement ces lettres au rebut et de les préparer pour les flammes ? Car on les brûle chaque année par charretées. Parfois, des feuillets pliés, le pâle employé tire un anneau : le doigt auquel il fut destiné s’effrite peut-être dans la tombe ; un billet de banque que la charité envoya en toute hâte : celui qu’il eût secouru ne mange plus, ne connaît plus la faim ; un pardon pour des êtres qui moururent bourrelés de remords; un espoir pour des êtres qui moururent désespérés; de bonnes nouvelles pour des êtres qui moururent accablés par le malheur. Messages de vie, ces lettres courent vers la mort.

Ah ! Bartleby ! Ah ! humanité !

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