Avec Autoportrait aux fantômes, paru en février 2022 chez Gallimard, Didier Blonde nous offre un nouveau chapitre de sa recherche du temps perdu. Depuis Les Fantômes du muet jusqu’aux Carnets d’adresses de quelques personnages fictifs de la littérature, cet explorateur des territoires littéraires et cinématographiques, ne cesse de lister et pister les noms de figures oubliées ou fantasmées du roman et de la poésie et de faire revivre les univers lointains des réalisateurs et acteurs du cinéma muet, tous, ou presque, disparus de nos mémoires, fantômes dont on cherche souvent et vainement les noms effacés au fil des décennies.

Didier Blonde aime évoluer entre imaginaire et réel où espace et temps viennent à confondre et refondre image et message. Alors quoi de plus fort, ou naturel, pour un romancier que d’explorer « les interstices du réel », cet entre-deux instillé par des formes de langage qui introduisent le flou, l’à peu-près, l’indécis, les « peut-être, il semble, paraît-il, on dirait… » La plus belle ouverture d’un récit n’est-elle pas la formule magique d’« Il était une fois », comme un pont-levis qui se baisse et ouvre la porte d’un rêve caché derrière la muraille des mornes apparences ?

Le monde de Didier Blonde est là tout entier, lui-même romancier qui n’a de cesse de chercher « ce point de contact entre le réel et l’imaginaire, [là] où je me sens chez moi. » Tous ses livres le montrent et le démontrent : ce qui le fascine, ce sont ces personnages qui ont vécu dans le réel fondu dans l’imaginaire, et inversement, et n’ont laissé d’autre indice apparent que celui d’une adresse dans un roman – « certificat d’existence de l’invisible romanesque : […] Arsène Lupin au 40 rue Chalgrin, Jules Maigret au boulevard Richard-Lenoir, Adèle Blanc-Sec au 43 rue Bezout » -, ou celui d’un nom et d’un visage à peine lisible ou visible sur des pierres tombales érodées par la pluie et le vent, à l’image de Leïlah Mahi 1932 vue sur une simple photo au Père-Lachaise, ou de celle de L’Inconnue de la Seine, « figure tombée dans le domaine public », dont il aperçoit, un jour, le buste dans la vitrine d’un brocanteur des quais parisiens.

Les ombres et fantômes errent aussi dans les mots du poète, telle cette « Vénus noire », maîtresse de Charles Baudelaire, « spectre fait de grâce et de splendeur ». C’est cette figure que Gustave Courbet représenta dans L’atelier du peintre et dont il effaça la silhouette, étrangement réapparue dans ses contours, le temps aidant, sur la toile palimpseste. Jeanne Duval, de son vrai nom, fut jouet de son inconstant amant et objet de détestation de l’acharnée mère du poète jetant aux flammes la correspondance de son fils avec cette femme « trop belle, trop libre, trop voluptueuse ». Ses lettres de passion parties en fumée, et avec elles les dernières preuves de vie avant disparition de l’égérie, enchanteresse ou diablesse, devenue à son tour ombre parmi les ombres « dont on ne sait rien avec certitude, ni quand ni où elle est née et morte. » Elle dérivera d’une adresse parisienne à l’autre après la mort du poète pour finir sa vie, infirme et percluse de douleurs, rue Sauffroy, aux Batignolles. Et « l’immeuble est toujours » s’enchante Didier Blonde.

atelier du peintre
En se rapprochant suffisamment de la toile, ou en zoomant sur son écran, tout à droite, on aperçoit clairement le haut du buste et le visage d’une femme tournée vers le jeune homme au livre ouvert, Charles Baudelaire.

Car notre romancier est piéton de Paris, qui arpente rues et boulevards et recherche en géographe et détective des arts et des lettres adresses et demeures que des lectures et des films ont imprimés dans sa mémoire. Se figeant ici devant un café de la place Saint-Sulpice que hanta Georges Perec écrivant La Disparition en lieu et « Plac G org s P r c », dans une géographie parisienne (r)attrapée par la fiction ! Ou s’arrêtant là devant une porte cochère de la rue des Martyrs, identifiée dans des images de Louis Feuillade, pionnier de ces films sans paroles ni couleurs, « mystère du silence en noir et blanc, et provision d’imaginaire », à l’aube d’un siècle cinématographique qui fascinera notre romancier cinéphile, projectionniste du cinéclub de son lycée, et entraîné dès son plus jeune âge par son père dans les grandes salles parisiennes, le samedi soir, voir les Fantômas revisités par André Hunebelle et Jean Marais.

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Fantômas : le nom est lâché ! Voilà notre romancier très tôt émerveillé par ce personnage d’homme masqué, insaisissable et venu d’on ne sait où, tout de noir vêtu, premier de ses héros des premières images animées, « à lui seul une véritable comédie humaine, le sosie universel, la doublure sur mesure. » Remontons le temps : 1913, et arrêt sur image sur une séquence de Juve contre Fantômas de Louis Feuillade, toujours lui. Notre romancier se surprend à entrer lui-même dans la peau du journaliste Fandor à la poursuite de Joséphine, « la pierreuse complice de Loupart, alias Fantômas. » Et Didier Blonde de s’immiscer dans ce film – « à un siècle de distance, entrer à mon tour dans la scène au présent » -, se faire acteur du pavé parisien au milieu d’une foule et de « personnages d’un roman vrai que Feuillade me donne à voir » et passer « derrière ou de l’autre côté. » Woody Allen l’a osé, à sa manière, quand son héros en noir et blanc de la «Rose pourpre du Caire» est sorti de l’écran pour rejoindre sa belle, dans la salle et en couleurs !

  • fantomas feuillade
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  • yvette andréyor

Qui étaient ces acteurs sans paroles dont le nom n’apparaissait pas ou si peu dans la distribution ? Joséphine, elle, a échappé à l’anonymat d’un générique souvent muet, lui aussi. Elle était « Yvette Andreyor, jeune actrice de vingt-deux ans », et c’est donc elle qui est entrée dans cette porte cochère de la rue des Martyrs, fixée du regard par Didier Blonde espérant sa sortie. « Le passé est là à portée de main » en effet, et le cinéma est « un long flash-back qui fait revenir le passé sur commande. [Il] est par essence nostalgique et mélancolique. » Les acteurs en sont « les étoiles filantes » ou les « fantômes » au destin souvent tragique : « Suzanne Grandais, notre première star tuée et défigurée à vingt-sept ans dans un accident de voiture pendant le tournage de L’Essor, Barbara La Marr, Milady, la tueuse des Trois Mousquetaires, suicidée à vingt-neuf ans, Josette Andriot, la première espionne de l’écran sous le nom de Protéa, presque tous ses films ont disparu et ce qui reste des autres est en bien mauvais état. »

Qui connaît encore Claude France, actrice pleine de grâce et de gloire, héroïne de La Madone des sleepings ? « Un nom et un port de reine », incarnant à l’écran de grandes figures françaises, la Pompadour ou Aurore de Caylus, comme pour faire oublier, après la Grande Guerre, ses origines germaniques et son vrai nom, Jane Wittig. Faussement soupçonnée d’espionnage, confondue avec Albert Wittig, un frère à deux visages et double jeu, elle se suicidera, dans un ultime geste qu’elle aura elle-même soigneusement mis en scène, revêtue de la moulante robe noire de La Madone. Et « combien d’autres encore, qui ne sont que des noms, maintenant inconnus, pour de si beaux visages, restés sans voix que plus personne ne regarde ? »

  • claude france
  • la madone des sleepings

Fiction et réalité mêlées l’une à l’autre, toujours et partout jusque dans la guerre, filmée, du moins le croyait-on dans le public regardant les images d’actualité des salles obscures. Les combats d’hommes couverts de la boue des tranchées n’étaient que reconstitution sur pellicule à deux pas des vrais champs d’horreur : « Les soldats étaient recrutés comme acteurs dans leur propre rôle. […] Tous ces fantômes et simulacres sont ceux d’une guerre qui a fait dix-huit millions de morts. »

L’amour du cinéma de Didier Blonde ? L’amour des salles de cinéma, d’abord, fréquentées dans l’orbe paternelle : le Gaumont Palace-Hippodrome, place Clichy, imposant monument assyrien laissé tristement aux engins des démolisseurs, salle de six mille places où l’on a projeté la Conquête de l’Ouest de John Ford en 1963 sur trois écrans circulaires. Mais aussi le Régent, avenue de Neuilly. Et une passion cinématographique incarnée quand il devint même figurant de Baisers volés du plus littéraire des réalisateurs, François Truffaut, où sa prestation est restée invisible. Cherchez la réponse dans l’un de ses romans, Le Figurant, précisément…

gaumont paris
Gaumont Palace

Son père ? « Sourd et fermé sur ses secrets. Il m’a laissé en héritage son silence. Il lisait en boucle Saint-Simon, Tallemant des Réaux, le cardinal de Retz, Tacite dans le texte, et Arsène Lupin. » Un père qui fut prisonnier au Stalag XXB, camp de Marienburg en Pologne. Il n’en parlait jamais, d’autant qu’au retour des prisonniers, « personne ne s’est intéressé à ces soldats vaincus », éclipsés par « la gloire des héros de la Résistance qui rachetaient notre mauvaise conscience des traîtres de la collaboration et de l’innommable des camps d’extermination qui n’en finit pas de nous tourmenter. Ils n’ont eu qu’à se taire. » Et devenir fantômes, eux aussi. Seule une photo retrouvée par hasard par son fils montre ce père, si effacé après la guerre, afficher sourire en coin et œil malicieux. Et « c’est à moi qu’il sourit. Aussi loin que je me souvienne, je ne l’ai jamais vu ainsi. Il aura fallu tous ces détours pour que je le surprenne et que nous nous retrouvions, là, maintenant, tous les deux, face à face

Didier Blonde achève là un récit limpide, nostalgique et tendre fait d’ombres et de silences qui auront été les clés de deux vies, celle d’un fils et de son père. Ce père qui « d’un livre à l’autre, est le fil invisible qui les relie », conclut notre romancier aux airs de biographe qui sait si bien nourrir le champ de nos mélancolies et de nos rêves ouvrage après ouvrage.


Autoportrait aux fantômes, de Didier Blonde, Gallimard, collection « Blanche », 2022. 139 pages. 12 euros.



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