Que vivent ces gens devenus malgré eux un personnage de roman ? Morts comme les grands-parents de Kaouther Adimi, ils gagnent l’éternité grâce à l’hommage rendu. Mais quand ils sont bien vivants et que l’auteur ne prend même pas la peine de changer les noms ou les lieux, comment peuvent-ils faire face au regard de la société ? Kaouther Adimi explore ce pouvoir de la littérature dans son dernier roman, Au vent mauvais publié aux éditions Seuil. Mais ce récit est surtout un roman lumineux sur le destin de trois amis emportés par le vent mauvais soufflant sur l’Algérie de 1920 aux années 70.

Leila, Tarek et Saïd sont nés en 1922 à El Zhara, un hameau de l’est de l’Algérie. Le lendemain de sa naissance, Tarek perd son père emporté par une coulée de boue. Il est élevé par sa mère muette en même temps que Saïd, le fils de l’imam du village. Les deux garçons sont frères de lait. Enfants, ils ont l’habitude de jouer avec Leila, une petite voisine. Les destins de ces trois amis d’enfance seront à jamais entremêlés.

au vent mauvais kaouther adimi
Vue de Tunis, années 1930

En 1937, Saïd quitte le village pour faire ses études à Tunis (Tunisie). L’année suivante, Leila est mariée de force à un ami de son père. Tarek, berger, est emmené par un camion militaire pour participer à la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, Saïd connaîtra le même sort. Ensemble ils devront faire face au racisme des Français envers les soldats nord-africains.

« Ce n’est pas parce qu’on a combattu pour la France et qu’on porte un uniforme français qu’on n’est pas des étrangers, hein ? »

Quand Tarek rentre au village en 1944, il retrouve Leila. La jeune femme a osé braver les interdits en quittant son mari et en se réfugiant avec son fils chez Safia, l’accoucheuse et confidente du village. Tarek épouse Leila. Ils auront deux filles.
En 1957, Tarek rejoint le FLN. Il se battra pour l’indépendance de l’Algérie jusqu’en février 1962, date des accords d’Évian.

https://youtu.be/p-Y6f1-wQU0

Pour subvenir aux besoins de sa famille, il part à Alger où il trouve un emploi sur le tournage du film de Gillo Pontecorvo, La bataille d’Alger. Kaouther Adimi évoque l’impressionnant tournage de ce film joué par des non-professionnels. Des décors naturels, caméra au poing dans les rues d’Alger, qui réveillent de douloureux et récents souvenirs du soulèvement du FLN contre le pouvoir colonial français.

En septembre 1966, Tarek n’a d’autres choix que de partir en France pour trouver un travail. C’est alors toute la douleur de l’exil, le rappel des conditions de vie des immigrés dans les banlieues parisiennes. Car au-delà du conte, Kaouther Adimi équilibre le romanesque par le témoignage d’un siècle d’histoire de l’Algérie.

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Indépendance de l’Algérie, 5 juillet 1962.

Pris dans la tourment d’une manifestation aux abords d’un cinéma programmant la diffusion de La bataille d’Alger, Tarek fuit la France. Se rappelant l’invitation de Pontecorvo, il part à Rome. Là, gardien de la villa du Cardinal, il vivra une parenthèse enchantée dans ce lieu unique et paisible uniquement peuplé d’œuvres d’art. Pour une fois, depuis le jour de sa naissance qui a emporté son père, les guerres, l’exil, le racisme, le vent mauvais ne souffle plus. « Je suis devenu celui que j’aurais été sans les guerres. »

Mais le répit est de courte durée car Tarek est rappelé en Algérie aux côtés de Leila. La jeune femme est anéantie suite à la parution du roman de Saïd. Sans changer ni les noms, ni les lieux, l’auteur dévoile les plus intimes secrets de Leila.

« C’est donc ça ce qu’on appelle la littérature ? Ce que font les grands hommes ? Prendre les vies de petites personnes, comme nous, pour les mettre dans des livres ? »

Leila se sent salie, effacée. N’est-elle donc rien d’autre qu’un personnage de roman ?

Très vite, l’actualité politique reprend le dessus. Le télévision algérienne n’en a pas fini de passer des documentaires animaliers pour détourner l’attention des drames. Attentat à Alger, crise politique, assassinat du colonel Boudiaf. Des villages entiers sont massacrés par les groupes islamistes. Le vent mauvais n’en finit plus de souffler. Une génération toute entière va grandir en ne connaissant que les fils barbelés, les barreaux aux fenêtres et la suspicion.

Avec le récit romanesque de trois amis d’enfance, l’auteur rend hommage à ses grands-parents et balaie un siècle d’histoire qui nourrit ses richesses littéraires.

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Au vent mauvais de Kaouther Adimi, éditions Seuil, 272 pages, 19 €. Date de parution : 19/08/2022, EAN 9782021503562

Après deux premiers romans, Des ballerines de papicha (prix de la Vocation 2011) et Des pierres dans ma poche (2016), Kaouther Adimi connaît un important succès en 2017 avec Nos richesses (prix Renaudot des lycéens), évocation du légendaire libraire et éditeur Edmond Charlot. Son quatrième roman, Les Petits de Décembre (prix du Roman Métis des lycéens), a été publié au Seuil en 2019. Kaouther Adimi est actuellement pensionnaire à la Villa Médicis.

Marie-Anne Sburlino
Lectrice boulimique et rédactrice de blog, je ne conçois pas un jour sans lecture. Au plaisir de partager mes découvertes.

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