Dans Argonne, Stéphane Emond revient en balade sur les traces d’un drame familial qui s’est déroulé en 1940. Un fait et un lieu. Un monde et une époque. Un récit attachant et doux paru chez La Table ronde.

Argonne : c’est une région de France située à l’est du bassin parisien qui côtoie les départements de la Marne, de la Meuse, des Ardennes. « Parsemée d’étangs et de vastes forêts, l’Argonne constitue une véritable forteresse naturelle (…) regorgeant de villages pittoresques aux maisons à pan de bois et torchis », lit-on le plus souvent. Ce n’est pas, peut-on affirmer sans risque, le lieu le plus visité ou le plus touristique de France. C’est surtout une région associée à la guerre, celle d’Attila et de la Révolution française, celle de 14-18 comme de la Seconde Guerre mondiale. Lieux de combats féroces près de Verdun, lieux éphémères de fuites et d’exode en 1940.

C’est au cours de cet exode que Stéphane Emond a perdu sa grand-mère abattue par la mitraille d’un avion allemand. Quatre-vingts ans plus tard, il retourne sur les lieux familiers et familiaux du drame et égrène alors au cours de son voyage des villes ou des lieux-dits comme les perles d’un chapelet : Passavant en Argonne, Vendeuvre sur Barse, Bissey la Pierre ou encore Bar sur Seine. Des noms comme des moments de mémoire, des noms susceptibles de faire resurgir des silhouettes aperçues sur une photo d’époque, de faire reculer le temps. Et de dire la douleur d’un homme qui a perdu sa mère puis sa sœur sous ses yeux et choisi le silence.

En voiture, de petites étapes en petites étapes, l’auteur refait ce parcours de l’exode et recherche des murs, des portes, qui renvoient à une période pas si éloignée où les fils fabriquaient eux-mêmes les cercueils de leurs pères et où la fine alliance du défunt offerte au petit fils devenait un témoin de passage.

« L’alliance (…) me montrait une route, j’attendis trente ans avant de l’emprunter. Elle passait par les caves, les cimetières, les chemins forestiers, les scieries et les ateliers de menuiserie ».

On suit alors discrètement le voyageur, notre œil au-dessus de son épaule. On rentre dans des maisons silencieuses porteuses d’histoires qui demeureront à jamais inconnues, on aperçoit le propriétaire de dos, on le laisse à ses souvenirs, et on sort comme on est rentré : discrètement, sur la pointe des pieds. Sur la pointe des mots.

Stéphane Emond ne nous propose pas une enquête, une reconstitution des faits, même s’il essaie à travers les rares documents écrits en sa possession de revivre ces instants dramatiques. Il nous convie plutôt à un pèlerinage laïque où les calvaires sont des étangs, des rivières, des arbres sous la pluie. Tous ces endroits qui nous constituent à notre insu, ces lieux de notre enfance inséparables de nos vies. Devenu libraire et sculpteur de mots, le voyageur, peut-être un peu honteux d’avoir brisé le lien d’un labeur manuel ancestral, essaie de s’accrocher aux mains de son père, lui qui réalisa plus de dix chantiers de maison. Il tente de se faire pardonner ou au moins de lui redonner la main pour permettre à la ronde de la vie de continuer à tourner. Il appréhende ainsi ce temps qui passe, retrouve et saisit ces outils symboliques, omniprésents dans le récit, marqueurs de temps et d’émotions : scie circulaire, rabot ou marteau. Ne dit-on pas « ramasser ces outils » pour dire la mort qui vient ?

Au fil des pages, on comprend peu à peu le changement de civilisation qui s’est déroulé en quelques décennies. Comme le voyage, le récit n’est pas linéaire mais fait de digressions, de rencontres avec des textes d’écrivains décédés, de silhouettes emblématiques, de sensations, avec toujours au bout de la plume un sentiment de douceur, de tendresse et une histoire qui parle à chacune et chacun d’entre nous.

Argonne est un petit livre que l’on a envie de garder dans sa poche et d’en lire quelques pages, au hasard, en marchant le long d’un chemin d’Argonne. Ou d’ailleurs.

Argonne de Stéphane Emond. Éditions La Table ronde. 128 pages. 16 €.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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