L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green. Conte d’ogre, satire du tourisme et parabole spirituelle

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Avec L’Arbre de la connaissance Eugène Green signe l’un de ses films les plus limpides et les plus jubilatoires, tout en restant fidèle à ce mélange rarissime de rigueur métaphysique, d’humour pince-sans-rire et de poésie baroque qui fait sa singularité.

Conte d’ogre à l’ère des low-cost, fable politique sur le capitalisme touristique, parabole spirituelle sur le bien et le mal, le film L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green assume toutes ces couches à la fois, sans jamais perdre son fil narratif ni le spectateur prêt à entrer dans son rythme.

Le point de départ pourrait sembler farfelu s’il n’était pas si violemment contemporain. A Lisbonne, un ogre qui a passé un pacte avec le Diable transforme les touristes en porcs avant de les accommoder en ragoût. Il recrute pour cela Gaspar, adolescent fugué venu de la périphérie qu’il héberge et nourrit en échange de ce service macabre. La disparition en série des visiteurs, la reconversion des corps en viande, l’indifférence générale ; la fable, sous ses dehors de fantaisie, décrit avec une précision étonnante le ressentiment d’une ville asphyxiée par le surtourisme, transformée en parc d’attractions pour classes moyennes mondialisées.

Mais Green refuse la simple satire vengeresse. L’ogre n’est pas seulement un monstre, il est aussi la mauvaise conscience d’un pays qui se laisse dévorer par l’économie de service, par la marchandisation de ses rues, de ses habitants, de son histoire. Quant à Gaspar, corps fragile et visage fermé, il incarne cette jeunesse européenne à la fois complice et victime d’un système qui la nourrit à condition qu’elle livre les autres. Le conte est cruel, mais jamais cynique ; derrière chaque trait d’humour affleure une inquiétude réelle pour le monde qui vient.

Depuis La Religieuse portugaise et Lisbon Revisited, Green n’a cessé de filmer Lisbonne comme un espace à la fois concret et mythologique, ville de collines et de fantômes, de tramways et de saints, de façades repeintes pour les cartes postales et de ruelles où persiste une mémoire plus secrète. L’Arbre de la connaissance prolonge cette déclaration d’amour inquiète ; la caméra y capte autant les flux anonymes de touristes que les silences d’un château, d’un belvédère, d’un appartement pauvre en banlieue.

La satire du tourisme de masse y est d’autant plus forte qu’elle se déploie dans une Lisbonne filmée sans complaisance pittoresque. Là où d’autres se contenteraient de cartes postales, Green préfère filmer les pieds des groupes en file indienne, le troupeau indistinct qui attend son tuk-tuk, les enseignes standardisées. Il oppose à cette vulgarité une autre manière de voir : cadres frontaux, images composées avec une rigueur architecturale, temps laissés aux visages et aux mots. C’est aussi une bataille du regard qui se joue entre le regard-consommation des touristes et le regard-pensée du cinéma.

On retrouve ici tous les marqueurs du cinéma de Green : diction blanche, jeu volontairement “dé-psychologisé”, frontalité des plans, humour de décalage, goût pour la citation biblique et littéraire. Le film a l’audace de ne pas “moderniser” cette langue, de ne pas la rendre plus lisse ou plus naturaliste. C’est justement ce refus de l’illusion psychologique qui ouvre un espace de pensée où les dialogues deviennent des aphorismes, les corps des figures, les situations des expériences presque philosophiques.

Ce style peut dérouter ; il est pourtant d’une grande cohérence. Comme chez Bresson, auquel on pense souvent, le dépouillement du jeu permet une intensification de la présence. Rui Pedro Silva, dans le rôle de Gaspar, restitue par la moindre inflexion, par la façon de se tenir, un mélange très émouvant de candeur, de fatigue et de désir de salut. Ana Moreira, en reine Maria I surgie du XVIIIe siècle, apporte à l’ensemble une énigmatique gravité. Son apparition, à la fois comique et solennelle, fait basculer le film dans un temps historique élargi, où l’on sent la longue durée des oppressions et des compromissions portugaises.

On aurait pu craindre que L’Arbre de la connaissance réduise ses figures à des symboles. L’ogre comme vengeance populaire, Gaspar comme jeunesse perdue, les touristes comme masse idiote. Or Green échappe à ce schématisme. L’ogre lui-même, dans ses tirades, renvoie le spectateur à ses propres contradictions. Qui n’a jamais rêvé de “faire disparaître” ces cohortes qui défigurent les centres historiques, tout en profitant soi-même de billets d’avion à bas prix ?

La force du film est d’articuler politique et intime. Le capitalisme touristique n’est pas seulement dénoncé comme système abstrait ; il est ressenti à travers des gestes très concrets : loyers qui explosent, centre-ville vidé de ses habitants, travail précaire dans les services, dépendance économique totale aux flux de visiteurs. Gaspar, en vendant les touristes à l’ogre pour survivre, rappelle combien l’économie contemporaine fabrique des zones grises où tout le monde, à un moment ou à un autre, devient complice d’un système qu’il rejette pourtant moralement.

Le titre biblique n’est pas un simple ornement. Dans la tradition, l’arbre de la connaissance du bien et du mal est à la fois le lieu de la chute et celui du passage à la responsabilité morale. Green en fait un véritable moteur narratif. Gaspar doit, littéralement, apprendre à discerner ce qu’il fait, à ne plus se cacher derrière le pacte de l’ogre, à penser ses actes au-delà de la simple survie. Cet arbre devient une métaphore d’éveil spirituel, de réveil intérieur dans un monde saturé par le tourisme de masse et le divertissement.

Ce qui rend le film particulièrement précieux aujourd’hui, c’est qu’il ne s’arrête pas au constat pessimiste d’une civilisation en crise. Au cœur même de l’horreur (les corps réduits à de la viande, les touristes transformés en animaux) circule une autre possibilité, celle d’un lien plus juste entre les êtres, d’un regard plus aimant sur le monde. Sans rien dévoiler, disons seulement que Gaspar, à la fin, n’est plus tout à fait le même. En traversant la fable, il a découvert ce qu’il accepte de sacrifier – et ce qu’il refuse désormais de livrer.

On l’a souvent écrit, le cinéma d’Eugène Green est une oasis, une zone préservée dans le paysage contemporain. L’Arbre de la connaissance le confirme avec éclat. Le film est drôle, parfois franchement burlesque, mais il ne flatte jamais la facilité. Il est politique, mais ne se résume pas à un discours militant. Il est spirituel, mais refuse toute religiosité de pacotille. Il demande au spectateur un petit effort d’abandon aux conventions du conte et à la lenteur des plans ; en échange, il lui offre quelque chose de rare, la sensation qu’un film, aujourd’hui, peut encore nous parler de ce que nous sommes devenus sans hurler, sans surligner, sans cynisme.

Dans un paysage saturé de produits formatés, L’Arbre de la connaissance apparaît ainsi comme un geste profondément libre. Libre de ridiculiser le tourisme de masse tout en regardant Lisbonne avec amour, libre de convoquer la Bible et les ogres pour parler d’Airbnb et de la gentrification, libre de croire encore que le cinéma peut être un lieu de conversion du regard. C’est un film fragile et solide à la fois, qui laissera peut-être certains au bord du chemin, mais qui, pour ceux qui acceptent de s’y perdre, offrira exactement ce que promet son titre, non pas un savoir théorique, mais une connaissance vécue – celle d’un monde abîmé, certes, mais où l’idée de salut n’a pas encore dit son dernier mot. Amen.