L’heure de la sortie de confinement approche et parmi les dispositifs envisagés afin de prévenir l’éventualité d’une deuxième vague – ou du moins d’en atténuer l’ampleur, le gouvernement ne ferme aucune porte. Déjà utilisées en Chine, en Corée du Sud et à Singapour, le recours aux technologies numériques est envisagé depuis un mois. L’application StopCOVID, en cours de développement, est au cœur des débats.

Évoqué pour la première fois mardi 24 mars 2020, l’exécutif envisage le recours à une application numérique afin de retracer les contacts des malades avec d’autres personnes. Ce dispositif informerait les utilisateurs de l’application s’ils ont été à proximité, dans un passé proche, de personnes diagnostiquées positives, détenteurs de la même application. « On pourrait peut-être, sur le fondement d’un engagement volontaire, utiliser ces méthodes pour mieux tracer la circulation du virus et les contacts de chacun, mais nous n’avons pas aujourd’hui d’instrument légal qui rendrait obligatoire ce tracking », esquissait le Premier ministre Édouard Philippe mardi 1er avril 2020 devant l’Assemblée.

Le lendemain, le Conseil scientifique COVID-19 publiait un état des lieux du confinement et proposait plusieurs critères de sortie, notamment « s’assurer que les éléments d’une stratégie post-confinement seront opérationnels, incluant notamment […] de nouveaux outils numériques permettant de renforcer l’efficacité du contrôle sanitaire de l’épidémie ». Depuis, cette application aux bords flous s’est concrétisé sous le nom de : « StopCOVID ». Piloté en France par l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), elle s’appuie sur la technologie Bluetooth et le modèle singapourien TraceTogether. À la différence que l’application sera utilisée seulement sur la base du volontariat afin de respecter le cadre du RGPD – Règlement général sur la protection des données – et les données enregistrées pour une durée limitée selon le secrétaire d’État au Numérique, Cédric O et le ministre de la Santé, Olivier Véran. Dans l’optique d’engager une relation de confiance, le gouvernement se veut totalement transparent sur le mode de fonctionnement et publie samedi 18 avril 2020 le protocole ROBERTROBust and privacy presERving proximity Tracing, utilisé dans le développement de StopCOVID.

L’appli StopCOVID : tous surveillés pour être tous en bonne santé ?

Comment mettre en place un dispositif de « contact tracking » qui pourrait sensiblement menacer les libertés publiques et individuelles ? Une application qui retrace chaque interaction sociale est-t-elle indispensable pour enrayer la propagation du virus ? Cette application d’historiques soulève de multiples questions auxquelles le Premier ministre Édouard Philippe n’a pu répondre lors de sa déclaration à l’Assemblée Nationale mardi 28 avril 2020. « Pour l’heure, compte tenu des incertitudes sur cette application, je serais bien en peine de vous dire si elle marche, et comment elle fonctionnera précisément. […] il me semble, le débat est un peu prématuré ». Un débat « spécifique » et un vote « spécifique » sont prévus, mais la date inconnue.

« Le numérique […] doit être utilisé pour informer, aider et responsabiliser, plutôt que pour contrôler, stigmatiser ou réprimer les individus », CNNum, Conseil National du Numérique.

application stopcovid

Dans son avis rendu public vendredi 24 avril 2020, le Conseil National du Numérique (CNNum) semble favorable à l’application StopCOVID « sous respect des droits et libertés fondamentaux, ainsi que des recommandations détaillées ». De même, la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) appelle à la prudence quant-à l’utilisation d’une telle application dans sa délibération rendu publique dimanche 26 avril 2020, mais estime que « le dispositif projeté est soumis aux règles de protection des données à caractère personnel si son utilité pour la gestion de crise est suffisamment avérée et si certaines garanties sont apportées », notamment concernant l’atténuation des possibilités de ré-identification. Néanmoins ce dispositif est à considérer comme une pièce du puzzle dans le cadre d’une réponse sanitaire globale et semble dépendre d’un dépistage massif et régulier. En effet, comment signaler un individu malade ou porteur sain s’il n’a pas été testé ? « Nous nous sommes fixés l’objectif de réaliser au moins 700 000 tests virologiques par semaine au 11 mai », soutient Édouard Philippe dans sa déclaration.

Une application incompatible avec les libertés incompressibles de toute démocratie  ?

Inquiets, les chercheurs, associations et politiques, même au sein de la majorité présidentielle, s’interrogent sur l’utilité concrète de l’application, les garanties de son encadrement et sa légitimité. Dans une tribune publiée dans le journal du Dimanche, Sacha Houtié, député En marche, s’oppose et « refuse toute initiative conduisant au suivi, à la géolocalisation ou à la collecte de données ». Dans une société démocratique où il est interdit de limiter les droits de liberté, l’application StopCOVID interroge les droits et libertés publiques garantis par la Constitution et d’autres sources de droits. Au vue du caractère particulièrement intrusif de l’application dans certains pays, « sommes-nous prêts à les mettre [les libertés] en péril ? », questionne à juste titre le député dans une opposition ferme à ce dispositif qu’il n’hésite pas à mettre en parallèle avec le roman d’anticipation 1984 (1948) de Georges Orwell, une plongée dans un univers totalitaire où toute pensée et toute action est minutieusement surveillée.

A contrario, Aurélien Dutier, philosophe et chargé de mission à l’Espace de Réflexion Éthique des Pays de la Loire, se montre favorable, mais prône un encadrement strict dans un article sur Les Échos Start : « La question des données se pose, mais le problème peut être contourné avec ce que l’on définit comme du “privacy by design”, c’est-à-dire une absence de remontée de données vers un serveur central. Faut-il exclure la remontée de données ? Peut-être pas, mais dans ce cas, il faut très sérieusement l’encadrer : refonder largement notre pouvoir judiciaire – garant des libertés individuelles – de sorte à ce qu’il puisse se poser en vrai contre-pouvoir capable d’éviter les dérives policières ou même administratives ».

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« La Commission rappelle quE le gouvernement doit veiller à ce que l’atteinte portée à la vie privée demeure proportionnée à l’objectif poursuivi », CNIL.

L’utilisation de la technologie Bluetooth semble en effet la plus adaptée et la moins intrusive : elle empêche le stockage de données personnelles, garantissant l’anonymat. « Une application utilisant la technologie Bluetooth, pour détecter si un autre téléphone équipé de cette même application se trouve à proximité immédiate, apporte davantage de garanties qu’une application géolocalisant précisément et en continu », a estimé Marie-Laure Denis, présidente de la CNIL, dans un entretien au Monde. Mais, l’anonymisation totale existe t-elle ? Même minimes, les risques de traçage restent possibles comme le démontre une liste de scénarios réalisée par des chercheurs·ses de l’INRIA – Institut national de recherche en informatique et en automatique. 

Le volontariat, gage de confiance ?

Seule une relation de confiance peut inciter la population à utiliser l’application StopCOVID. Mais, de quelle manière procéder ? Contrairement à l’obligation du port d’un capteur au poignet des personnes en quarantaine à Hong Kong, l’application française diffère, car elle concerne toute la population (malades et non malades) et se base sur le volontariat. La CNIL interroge néanmoins le degré du volontariat et demande des garanties, notamment la certitude qu’aucun droit ne sera levé pour les utilisateurs et qu’aucune discrimination ne sera faite pour les non-utilisateurs : « Le volontariat signifie qu’aucune conséquence négative n’est attachée à l’absence de téléchargement ou d’utilisation de l’application […] l’accès aux tests et aux soins ne saurait en aucun cas être conditionné à l’installation de l’application ». À ces conditions, elle pourra être regardée comme réellement volontaire.

Pour autant, dans un contexte où la population est plus que jamais vulnérable, est-il possible de rester totalement libre de ses actes ? Le danger n’est-il pas de développer une servitude volontaire ? Problématique profondément humaine soulevée par la CNNum, l’importance de la pression sociale n’est en effet pas à négliger. Face à la crise, la culpabilité et la peur pourraient biaiser le libre-arbitre des non-utilisateurs et rendre ainsi le consentement-libre nul. « Il convient de s’assurer que le téléchargement et l’utilisation de l’application soient effectivement basés sur un volontariat réel, avec un consentement libre et éclairé ». Pourtant, cela suffira t-il ?

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© La Quadrature du Net

Un risque d’accoutumance de surveillance ? 

Plus d’une fois, l’Histoire a démontré que ce type de situation permet de légitimer et renforcer des moyens de surveillance que la population n’aurait pas accepté dans un autre contexte, et ce dès la peste noire (1347). Dans un entretien accordé au HuffPost, l’historien et professeur émérite Patrice Bourdelais explique comment : « Pendant les épidémies, les autorités jouent sur deux curseurs, le premier oppose la sécurité collective à la liberté individuelle, le second la survie économique et sociale à la sécurité sanitaire. Toute épidémie est instrumentalisée par les autorités qui essayent de se re-légitimer. C’est le jeu politique habituel ».

Alors qu’aucune étude ne démontre l’efficacité de ce type d’application, le gouvernement semble s’apprêter à franchir une ligne rouge, porte d’entrée à la banalisation ce type d’outils selon nombre d’élus de droite comme de gauche. « Le tracking ouvre la porte à une surveillance généralisée. Les risques sont infinis, ne sacrifions pas nos libertés pour une illusion de sécurité ! » s’est par exemple indigné sur twitter Aurélien Taché, député LREM, jeudi 9 avril.

« Pendant les mois qui viennent il y aura forcément une acceptation de la surveillance renforcée. Je ne crois pas que si on mettait en place des méthodes de backtracking, il y aurait beaucoup de protestation. Mais la science progresse vite, la défense des libertés individuelles reviendra par la vaccination. C’est le vaccin qui sauvera la démocratie », Patrice Bourdelais.

La précarité numérique chez les plus vulnérables ?

Afin de s’adresser au plus grand nombre, la CNNum recommande de simplifier au maximum l’installation et l’utilisation de l’application en épurant son design et en utilisant le français facile à lire et à comprendre (FALC). Cependant, la précarité numérique n’est pas un secret et les personnes âgées, parmi les plus vulnérables face au covid-19 et majoritairement sans appareils connectés, sont particulièrement concernées. Un constat qui suscite une interrogation dans la délibération de la CNIL. Et qu’en est-il de la part de population frappée « d’illectronisme » (illétrisme numérique) qui ne savent pas se servir des outils numériques ? Et celle qui n’en a tout simplement pas ? Dans une enquête de 2019, le centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie évalue à 23 % la population qui utilise un téléphone mobile (et non un smartphone) ou qui n’en a pas, soit un un large pan de la société.

De ce fait, la participation à ce dispositif (pour diverses raisons : incapacité, refus, etc.) sera t-elle suffisante pour une bonne efficacité ? Une étude de l’Université britannique d’Oxford publiée dans la revue Science montre qu’un tel dispositif prouverait son efficacité si 60 à 70% de la population l’utilisait… À l’heure actuelle, il est impossible d’évaluer le nombre futur d’utilisateurs. Un sondage du 1er avril révèle que 79 % de la population accepterait de l’installer* : 48 % répondent « sans aucun doute » et 31% « probablement », mais quelle sera la réalité au moment venu ? L’aspect optionnel de StopCOVID lui permet justement de respecter le cadre du RGPD et ainsi d’être envisagée. L’imposer nécessiterait une loi caduque, car allant à l’encontre de ce règlement…

« La Commission rappelle que des situations telles que l’épidémie actuelle de COVID- 19 ne suspendent ni ne restreignent, par principe, la possibilité pour les personnes concernées d’exercer leurs droits sur leurs données à caractère personnel conformément aux dispositions des articles 12 à 22 du RGPD », Marie-Laure DENIS, présidente de la CNIL.

* Sondage réalisé auprès d’un échantillon de 1.010 personnes représentatif de la population française entre les 26 et 27 mars.

Coronavirus chine
Les résidents d’une communauté de la ville de Sandun, district de Xihu, Hangzhou entrent et sortent de la communauté avec le code de santé Alipay.

En attendant, et contrairement à d’autres pays, la France ne disposera pas d’appli de traçage avant plusieurs semaines, certains disent d’ailleurs qu’elle ne verra jamais le jour. Outre les problèmes d’éthique, les problèmes techniques et de compatibilité bluetooth ne sont pas résolus. Pourtant l’appli semble intéresser beaucoup de citoyens français car une appli similaire Stop Covid (en deux mots) conçue pour le gouvernement géorgien fait un carton en France (mais n’est pas utilisable sur notre territoire !). Alors verra-t-on un jour cette appli en France et, le cas échéant, aura-t-elle une quelconque utilité ?

Pour aller plus loin :

Délibération n° 2020-046 du 24 avril 2020 portant avis sur un projet d’application mobile dénommée « StopCovid »

Avis du Conseil National Numérique sur l’application StopCOVID

Retranscription de la déclaration du Premier ministre sur la stratégie nationale du plan de déconfinement à l’Assemblée nationale

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