Les spectateurs sont prévenus : « C’est une représentation traitée comme une répétition, une fabrication de théâtre en direct à laquelle nous vous convions. » Pour autant, sont-ils bien préparés ? Comme le jeune Konstantin Gavrilovitch Tréplev, dramaturge et figure centrale de La Mouette de Tchekhov, le théâtre contemporain a longtemps voulu « des formes nouvelles » sans vraiment se soucier du public. La mise en scène de Yann-Joël Collin, avec la Compagnie La Nuit surprise par le jour, restaure cette attention essentielle que ne privilégie ni le neuf ni l’ancien, mais « ce qui s’épanche librement de l’âme ».

 

La Mouette, texte essentiel de Tchekhov écrit en 1896, est en lui-même une mise en abyme. Cette pièce réfléchit la création littéraire et théâtrale, l’amour et sa réciprocité (ou non), l’artiste et le public, l’art et la vie, la représentation, etc. « Vous savez – déclarait le grand écrivain russe – je souhaiterais qu’on me joue de façon toute simple, primitive… une pièce… sur l’avant-scène, des chaises… et puis de bons acteurs qui jouent… C’est tout… Et sans oiseaux, et sans humeur accessoiresque… » Quel meilleur programme pour une troupe, La Nuit surprise par le jour, dont l’ambition est « de constituer de véritables aventures théâtrales où l’acteur et le public sont au cœur de la proposition artistique. »

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De fait, La Mouette est parfaitement adaptée à cette vue, à ce théâtre que Yann-Joël Collin offre à voir. « Voir » ? Pas seulement. Le souhait de Tchekhov n’est en effet pas tout à fait respecté, car de l’accessoiresque il y en a ! La technique est, dans cette mise en scène, au service de la plus simple simplicité, de la logique du déplacement. L’utilisation des espaces hors scène est importante. Les spectateurs sont abandonnés devant une scène vide. Une scène vide qui porte en son vide un écran tandis que les acteurs vont ailleurs se filmer, déclamer le texte que les spectateurs sont venus voir…

Les dits spectateurs peuvent prendre ce dispositif comme une expérience amusante. Mais, avec le bon docteur Evguéni Serguéevitch Dorn, personnage qui occupe la périphérie centrale de la pièce, ils peuvent également penser que toutes ces créations (formes nouvelles ou anciennes, qu’importe) ne valent que si elles sont sérieuses et prises aux sérieux… Le rire n’est parfois qu’une façon simpliste de se détourner des questionnements vitaux…

Il y a chez Tchekhov, en contrepoint d’une inquiétude devant un monde déclinant, cette habile légèreté du sourire. Sourire qui désarme le rire dissimulateur, voire profanateur, afin d’approfondir la distance qui écarte sans se lamenter. Or, Yann-Joël Collin et le parti-pris de la troupe font pénétrer le spectateur (sans jamais le violenter) au cœur même de ce dispositif. Au cœur de ce qui est en train de se donner à voir (à vivre). Avec un respect infini. C’est là toute la force singulière de cette mise en scène.

« Mettre en jeu de façon impromptue le texte… » Sans forçage, sans exploits performatifs ni conceptuels, avec les acteurs parmi nous, se mouvant, nous délaissant. Le texte est ici servi dans sa très réelle demi-teinte de perpétuelle représentation de la vie… Tourbillon extatique et tragique.

Un jeu réjouissant qui interroge et libère. Une réussite en somme que cette mise en scène déconcertante qui conjugue l’avant-gardisme d’un auteur « classique » aux exigeantes interrogations actuelles.

Anton Tchekhov La Mouette mise en scène par Yann-Joël Collin Compagnie La Nuit surprise par le jour, 2h45 (traduction André Markowicz et Françoise Morvan). Donné du mardi 5 au samedi 9 novembre 2013 à L’Aire Libre dans le cadre du festival Mettre en scène à Rennes.

 

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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