Paule du Bouchet, éditrice d’ouvrages pour la jeunesse, est aussi narratrice de sa propre enfance et adolescence.

On se souvient d’Emportée (Actes Sud 2011) où elle dévoilait le drame de la séparation de son père, le poète André du Bouchet et de sa mère, Tina Jolas, partie vivre avec René Char, lui-même cœur polygame, alors que la fillette n’avait que cinq ou six ans. Une déchirure qui la précipita au bord du suicide à l’adolescence.

debout sur le ciel paule du bouchet

On se souvient aussi du beau portrait qu’elle fit de son père quand il disparut (Debout sur le ciel, Gallimard, 2018). Cette fois Paule du Bouchet nous livre un récit de sa prime jeunesse qui resurgit dans sa mémoire alors qu’une amie, au détour d’une banale conversation téléphonique, dénuée en principe d’émotion particulière, lui pose cette question aussi simple qu’imprévue : « Au fait tu as su que Miette était morte ? Et cette nouvelle, trop tardive pour en être une, m’a anéantie » avoue Paule.

paule du bouchet

Paule et Miette ont vécu côte à côte jusqu’à l’adolescence dans la plus grande proximité et complicité. L’une, Paule, avait un foyer stable, du moins dans les toutes premières années de sa vie, élevée entre père et mère. L’autre, Miette, vivait avec une maman « sans mari, mais pas sans amants et hommes de passage. » Miette pouvait arriver sans coup férir chez Paule, laissée là par une mère empressée et débordée, inconstante et démunie. Et Paule était ainsi partagée, entre plaisir et interrogation, de se retrouver avec Miette, bien mystérieuse elle-même sur les raisons de ses apparitions inopinées dans le foyer de Paule. Une Miette qui ne dira jamais rien de ces saut(e)s d’humeur d’une maman empêtrée dans un permanent dénuement sentimental et désordre matériel.

Étrangement, c’est sur ces mystères que se bâtira l’amitié des deux gamines. Miette, forteresse de secrets, imaginés ou non, s’inventera et racontera à son amie une vie qui restera à jamais lieu clos d’impénétrables ténèbres et fictions que Paule, bien intriguée, voudra aussi se construire pour ne pas être en reste avec sa meilleure amie :

« Nous passions des heures à nous raconter mutuellement de vraies histoires, lues ou entendues pour peu qu’elles servent cette part indicible de notre relation dans laquelle la frontière entre réalité et invention s’effaçait. Et je devinais avec l’intuition puissante de l’enfance que Miette tentait dans des affabulations débridées de construire son propre récit de vie », donnant corps à la proposition qu’après tout, dès le plus jeune âge, la vie aussi est un songe. « Ce que [Miette] était pour moi ? La surface apparemment paisible d’un puits profond dans lequel je croyais reconnaître mes propres tourments. Je pensais distinguer chez elle l’innocence rafraîchissante de qui a vaincu ses démons, elle croyait peut-être trouver chez moi la force tranquille que je n’avais jamais eue. Nous nous sommes amarrées l’une à l’autre sans imaginer que nous ne savions rien l’une de l’autre, hormis cette parenté diffuse dans une souffrance liée à nos parents. Ce malentendu mutuel avait forcé une relation d’une solidité absolue. »

Sans histoire familiale cohérente, la malheureuse, et bien nommée, Miette s’éparpillait dans un imaginaire et des artifices fabriqués de toutes pièces et « inventait sa vie avec une ferveur que je lui enviais », avoue Paule. À commencer par le foyer parental. Le père de Miette avait un jour disparu du paysage familial, devenu alors figure imaginaire d’une construction sentimentale et intellectuelle que la petite fille privée de lien paternel se forgeait à force de voir sous ses yeux ces hommes « de passage » dans les bras de sa mère. Une « mère », disait-elle, jamais une « maman ».

La vie de Miette ? Un peu comme « une tempête qu’elle tentait de maîtriser et aussi de cacher. » Et l’amie Paule lui servait d’ « amer » dans ce tohu-bohu existentiel et ces incessantes houles et creux affectifs. D’autant que Paule, enfant elle aussi fragilisée par une inattendue et douloureuse séparation entre son père et sa mère, offrira le même terrain d’accueil, « un réceptacle idéal » aux récits et constructions imaginaires de son amie Miette. Elles tenteront chacune à leur tour de trouver une cohérence de vie faite de vrais et faux souvenirs de récits d’enfance.

Ces récits croisés et échangés entre l’une et l’autre, devront faire le socle d’une mémoire commune. Avérée ? C’est une autre histoire, hélas. L’imagination n’est que la folle du logis qui agite l’esprit de Miette et, en miroir, celui de Paule. « Une sensibilité psychanalytique dirait sans doute que cette réinvention du présent était destiné à le fuir. » Ou bien intuitivement « que le réel n’existe que dans un certain réenchantement. » Et « cette notion tout à fait libertaire de la véracité », émanant de Miette, Paule la recevait avec une forme de fascination, au point que Miette était la seule de ses amies à laquelle, avoue Paule, « j’avais le sentiment de faire allégeance. » Jusqu’à se dire et entendre de troubles aventures et d’inquiétants mystères, vrais ou faux, des songes et des fables qu’elles s’inventaient, faisant croire que l’une, Miette, en savait toujours plus sur la vie que l’autre, Paule, rapportant de cruelles histoires de lapins que Miette tuait à coup de pierre, s’immergeant toutes les deux dans d’interminables récits venus de fragments de Contes des Mille et Une Nuits nuitamment lus et obscurément rêvés sous les draps à la lumière de leurs lampes de poche dans le refuge de leur lit partagé.

Plus rarement leur revenait – « à l’été de nos treize ans » – le souvenir, authentique et précieux, de merveilleuses cavalcades sur ces chevaux qu’elles adoraient toutes les deux, lancées dans la sauvage campagne irlandaise sans le recours ni le secours d’un illusoire imaginaire. Dans ces moments magiques, le souvenir de la seule beauté de la lande déserte parcourue au grand galop sur leurs fougueuses montures les comblera d’un quotidien où « il n’y a plus alors d’interstices pour le malheur », ni de place pour les fables. Des instants où la vraie vie leur offre un vrai rêve. Exit alors le mirage trompeur de leur imagination.

L’existence les séparera au seuil de l’âge adulte mais de beaux moments de retrouvailles les feront régulièrement retomber dans les bras l’une de l’autre. Paule et Miette partageront la joie d’être mamans. Puis Miette partira vivre dans un endroit perdu du sud de la France – « Ici c’est le BONHEUR en majuscules ! Viens, tu verras ! » lancera-t-elle à Paule, entre encouragement et défi. Mais, bientôt lassée de cet isolement géographique et une fois encore de cet enthousiasme de façade, Miette, insatisfaite, voudra retrouver une vie sociale et reprendra des études d’anglais pour devenir « prof’». Nouvelle fois et nouvelle voie… sans issue.

Arriveront alors, au fil des années, failles et craquelures dans la tête d’une Miette depuis trop longtemps en proie à cette « gaieté irradiante » un peu trop montrée et démontrée pour être sincère et réelle, « une faille couplée avec un lumineux sourire à fossettes », une gaieté suspecte de drames et de noirceur. « Cet impératif de la joie derrière les larmes » finira par s’évanouir et envahir cette âme à l’ardeur forcenée gagnée d’une lente détresse qui la lézardera. « Détresse », ce « mot même [qui] n’existait pas quand Miette m’abreuvait de ses récits fantastiques » comme autant de remparts d’un « secret qu’elle aura obstinément gardé. »

Ce secret que son amie Paule, « restée irrémédiablement clouée à la surface des choses », n’aura jamais perçu clairement, c’est le drame final qui le révélera achevant ce récit bouleversant, aussi sobre que cruel.

Un jour, le fils de Miette, figé devant la porte de la salle de bains, lit ce mot écrit de la main de sa mère : « N’entre pas. Préviens la police. » Bien sûr, le garçon est entré…

La tragédie de Miette, c’était un viol qu’un membre de sa famille avait fait subir à la malheureuse fillette, dont elle ne parlera jamais, ô grand jamais, à son amie Paule, ni à personne, à « une époque où ce genre de choses – « Miette a été violée par son oncle, elle vient de faire une tentative de suicide » -, on ne les disait pas, parce qu’il n’existait pas de désignation juridique pour ce qui aujourd’hui s’appelle un crime.[…] Parce que cette chose-là, une forme de sexualité endogame, était clairement assumée par les milieux artistiques de ce temps et qu’était entretenue une confusion entre les registres de la morale, de l’éthique et de la loi, au nom d’une forme d’esthétique de la vie. […]Un tremblement de terre, que les autres, moi la première, n’ont pas vu » dans la vie de Miette disparue « au bûcher des femmes singulières », une fillette taraudée de honte qui disait déjà à l’amie Paule, à l’âge de sept ans : « La mort, moi, je sais. Il faut la tuer. »

La tragédie durera le temps de toute une vie, dévoilée dans ce récit inoubliable.

Paule du Bouchet
Paule du Bouchet.

L’Annonce de Paule du Bouchet, Gallimard, 3 février 2022, 102 p., ISBN 978-2-07-296643-9, prix : 12.50 euros.

Article précédentRENNES. ATELIER IMPÉRIAL, UN BUS LONDONIEN DÉDIÉ À LA COUTURE
Article suivantALDOUS, LA MARQUE DU MONDE ÉCORESPONSABLE DE MÉLANIE

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici