Wittgenstein nous mettait en garde contre l’ensorcellement par le langage. Velimir Khlebnikov, père visionnaire de la langue d’outre-entendement, discriminait deux formes dans le mot : l’utilitaire et la poétique. A l’heure où le tout communicationnel semble avoir asservi la langue par l’hégémonie du sens utilitaire afin d’atteindre à l’ensorcellement, il est bon de découvrir l’œuvre tout à fait unique d’Anna Swirszczynska. D’elle, splendide auteur de La Peur Nue, Czeslaw Milosz écrivait :

cette poésie ne correspond pas à ce qu’on entend habituellement par poésie féminine. De celle-ci ne reste que l’approche autobiographique, mais l’usage qui en est fait décide de la différence. Swirszczynska ne ressemble à aucune des femmes poètes de notre siècle, à aucune au moins de celles qui me sont connues…  (p.7)

Féminité il y a pourtant. Mais comme excédée par une suprême sobriété. Par une sonorité qui permet aux poèmes de Swirszczynska, pourtant si intimes, de résonner familièrement à chacun dans polyphonie de l’immense chant humain. Chant qui conjugue dans un même élan la cruauté et  la souffrance, deux versants de la vie que la poésie « de situations réelles » (H. Konicka, Avant propos, p. 9) de Swirszczynska n’élude jamais. Au contraire, elle s’y enracine, s’y développe et c’est dans l’affirmation et la création personnelle de soi, sans jérémiades romantico-existentielles, sans aucune tentation de fuite transcendantale qu’elle transmet dans chaque « miniature dramatique » une « vérité universelle et essentielle » (Avant propos, p.9).

Sa poésie plonge le lecteur dans un instant, une situation, une action, une sensation qui n’est plus, mais qui pourtant, à travers ses mots, demeure. Cet instant se propose au regard comme un diamant non taillé, réfractant par ses imperfections la lumière aiguisée du réel. Jusqu’à laisser deviner ses plus diaphanes lisières.

 « Ses poèmes contiennent toujours un récit où le discours lyrique intervient bien sûr, mais sans pour autant entamer l’objectivisme et la distanciation de l’auteur. Le réalisme et parfois même le naturalisme ne découle pas d’une doctrine esthétique, mais du fait que ce qui est montré s’est effectivement produit. La signification émerge comme une nécessité intrinsèque et non pas comme un effet de procédés littéraires. Pas d’ornements stylistiques, presque pas de métaphores. L’intonation proche de la prose est à peine rythmée avec parfois des parallélismes, ponctuée par une sorte de tautologie qui reste vraie en vertu de sa forme seule » (Wittgenstein). (Avant propos, p. 9)

Souci du corps, de ce qu’il dit à la conscience, ce que nous n’écoutons pas. Souci d’un innommable mystère éternel, de ce qu’il nous dit et que nous n’entendons pas. Souci du corps trop visible et de l’âme invisible, du corps muet et indicible, de l’âme trop bavarde :

Âme à la plage
lit un précis de philo.
– Âme demande à corps :
qui nous a mis ensemble ?
Corps dit :
– aux genoux à bronzer.

Âme demande à corps
– est-il vrai que nous n’existons pas ?
Corps dit : – je bronze des genoux.
Âme demande à corps :
– est-ce en toi ou en moi
que commence la mort ?
Corps rit.
Il a bronzé des genoux. »

(Âme et corps à la plage, p.147)

L’intégralité de la vie, dans sa plus amère rugosité, est livrée par des mots restés à l’état quasi minéral. Dépouillée de toute tentative de séduction « magique ». Swirszczynska aborde de tout son être ce qui l’entoure « et le vécu est rendu dans ses dimensions charnelle, psychologique et existentielle » (p. 10)

Les incompréhensions familiales, les dédains, les déclins, la guerre, les lâchetés, les courages… Pas de camouflage, pas d’escamotage, pas d’esbroufe non plus. Ses mots parlent des choses, mais pour, dans le même mouvement, les défaire de leur pouvoir paradoxal de réification et d’égolatrie.

Œuvre de lucidité, d’humilité et de générosité, la poésie d’Anna Swirszczynska pourrait bien être un lieu de réconciliation pour tous ceux qui pensent que cette forme artistique n’a plus rien à dire du et au monde contemporain…

Je ne suis pas tenue de vivre,
mais dois moi-même me faire
à neuve.

(A neuve, p. 101)

 

Tous les Coups sont permis, Anna Swirszczynska, poèmes choisis et traduits du polonais par Hanna Konicka et Erik Veaux, collection Classiques Slaves, L’Age d’Homme, 2012, 23 euros
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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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