Écrire, c’est prendre le risque de tenter des expériences. Depuis 2010, la collection Miroir des éditions Plon s’attache à réinventer la vie de grandes figures historiques, qu’il s’agisse d’artistes, hommes politiques ou héros de fiction. Un retour aux sources émotionnelles et intimistes de personnages incontournables, tous entrés dans la mémoire collective. Dans son dernier livre, Brigitte Kernel fait parler Andy Warhol après la tentative d’assassinat qui faillit lui couter la vie, le 3 juin 1968 à New York. Le roi du pop art entame une psychanalyse sur onze séances dans ses rapports les plus obsessionnels : l’argent, la célébrité, la peur maladive du manque, la religion aussi. Brigitte Kernel nous explique comment elle a travaillé.

Jérôme Enez-Vriad : Andy est une biographie apocryphe écrite avec une technique de romancier mise au service du journalisme. Êtes-vous d’accord avec cette définition ?

brigitte kernelBrigitte Kernel : C’est vrai et en même temps pas tout à fait. Pour moi, Andy est un roman à part entière, car les séances décrites sont fictives ainsi que le lien au chiffre 11. Ces consultations et le chiffre 11 sont, pour l’un, le cadre (demandé par la directrice de la collection Miroir  chez Plon, Amanda Sthers) et pour le second, le moteur qui m’a permis d’essayer de maintenir un suspense. Pour un écrivain, entrer dans la peau d’un personnage c’est parfois, comme ici, devenir un peu comédien. C’est le seul livre que j’ai écrit d’ailleurs à voix haute. Un exercice fascinant. Quasi expérimental pour moi. Mais qui n’est du journalisme qu’à 40% même si 95% du livre est fondé sur des faits réels de la vie de Warhol. Ainsi le Rosebud de « Andy » n’existe pas  exactement de cette manière dans ses biographies américaines. En revanche, tout ce qui concerne Truman Capote  est vrai.

« Je n’ai pas de mémoire, disait Warhol, mon cerveau est comme un magnétophone qui aurait une seule touche, pour effacer. » On retrouve ce magnétophone dans votre livre. Les plus infimes détails y sont, mais certains n’apparaissent au lecteur qu’à la condition d’avoir déjà étudié le personnage. Avez-vous souhaité offrir deux lectures ? Une grand public et une seconde qui satisfasse en catimini les passionnés ?

Oui, c’est exact. Il y  a deux lectures. L’une pour les lecteurs qui ne connaissent pas du tout la vie d’Andy Warhol, l’une pour ceux qui la connaissent et y verront des tas de références. Le magnétophone, pour moi, est ainsi un clin d’œil « Factory » à sa manière de regarder le monde, avec polaroïd, enregistreur, caméra. Tout pour Andy Warhol était art, c’est ce qui me fascine chez ce personnage.

Tout au long du livre, la nécessité d’une analyse s’installe par la fascination qu’a Andy pour Warhol, au point de se construire un personnage, y compris physique (lunettes, perruque) à  l’opposé de ce qu’il était réellement. Comment la romancière travaille-t-elle cette dichotomie ?

C’est le plus intéressant quand on écrit. Surtout lorsqu’il s’agit de travailler les ombres et les contradictions d’une telle icône, ce qui m’a fait écrire différemment, car dans mes précédents romans (Fais-moi oublier  et A cause d’un baiser – Ed. Flammarion) je suis au plus prés de mes personnages de fiction, je les aime profondément ainsi que leur tempérament et leur caractère, j’aime surtout leur franchise et leur liberté d’esprit. En revanche, je déteste le côté manipulateur, voyeur, harceleur d’Andy Warhol. Tout ce qui me fait fuir dans la vie, en fait. La manipulation chez un personnage est cependant ce qui permet à un écrivain d’avancer sur une fiction de ce type. Un vrai moteur. Ce que j’aime chez Warhol, c’est son côté petit garçon et sa sensibilité enfouie. Ses faiblesses aussi qui le rendent tellement humain. Il est pour moi représentatif de toutes les névroses du XXe siècle.

Warhol était richissime, mais avait une peur maladive du manque. Page 75, quelques lignes évoquent son obsession de l’argent à propos du prix d’un banal taxi. Rien de plus. Cette manière de laisser le lecteur faire sa part de travail afin de comprendre le personnage, un peu comme dans une analyse,  est-elle induite ou volontaire ?

C’est totalement volontaire, bien sûr. Le lecteur suppose quand il entrouvre une porte. C’est ce que l’écriture permet.

Au sujet du peintre, l’amplitude des opinions est vaste. Certains affirment qu’il n’était pas un grand artiste, d’autres assurent qu’entre Picasso et Warhol il n’y a rien. Votre avis ?

Je ne sais toujours pas… Ce qui est certain c’est qu’il était ouvert à tout et c’est ce que j’aime chez lui. Imaginez ce qu’il ferait aujourd’hui avec les iPhones, les tablettes, les applications, les réseaux sociaux… lui, si visionnaire !

Dans les interviews qu’elle donne aujourd’hui, l’une de ses muses, Ultra Violet, confie ne pas avoir les moyens d’assurer les tableaux qu’elle a de lui. Si on vous en offre un, vous le mettez dans votre salon, vous le prêtez à un musée ou vous le vendez ?

andy warhol, brigitte kernelJ’ai eu autrefois une petite litho de Warhol représentant Gérard Depardieu. C’était Vogue qui l’avait éditée dans les années 80 au cœur d’un de ses numéros. Elle m’a été dérobée lors d’un déménagement. Mais peu importe… Alors si on me donnait quelque chose de Warhol, et bien, selon le moment de ma vie, je verrais si je garde ou si je cache ou si j’achète avec une petite maison du côté de New York ou de Pittsburgh (rires)… En revanche, j’ai rapporté de Pittsburgh un morceau de tuile de sa maison d’enfance. Ça ne vaut rien, mais c’est précieux pour moi.

Vous déchirez l’image publique du peintre pour le ramener à ce qu’il est : un être de chair et de sang. Faire de l’artiste un homme aide-t-il à comprendre son œuvre ?

Je crois qu’il ne faut justement pas juger une œuvre avec la grille de la psychanalyse. En tout cas, ce roman n’est pas fait pour cela.

Au-delà de la chair et du sang, il y a aussi la foi. Andy Warhol était très pieux. Il allait à l’église régulièrement, ce que l’on pourrait considérer comme une contradiction eut égard au milieu dans lequel il évoluait, mais vous établissez de manière très subtile qu’il s’agit au contraire d’une concordance parfaitement gérée, choisie et on ne peut plus magnanime.

Oui, c’est vrai. Il était plein de foi. Il croyait et pratiquait, il donnait la soupe aux pauvres, allait à la messe plusieurs fois par semaine en cachette de ses amis de la Factory… Qui ne l’ont découvert qu’après sa mort… Cela l’aidait à vivre, mais l’a aussi totalement empêché dans sa vie et fait souffrir. Sans doute avait-il peur de l’enfer après la vie terrestre… Cela étant, l’enfer, selon moi, c’est sur terre qu’il l’a connu : ne vivant pas ses amours, mais les fantasmant, se mentant, passant à côté de lui-même « intime », ce qui me semble être dans l’existence la plus affreuse chose à subir. C’était, en fin de compte, le roi de l’évitement.

Vous démontrez également que la perversion d’Andy Warhol à vivre par procuration sa sexualité à travers celle des autres, était la force nourricière de son œuvre, bien au-delà du besoin de devenir riche et célèbre qui en est une conséquence. Pouvez-vous en dire plus ?

Oui, mais je ne parlerais pas de perversion. Plutôt de « détresse ». C’est un peu comme s’il n’avait pas le choix. Il vivait par procuration ses attirances pour les garçons. Il ne pouvait que « voir », « regarder », il était « empêché », « interdit », « verrouillé » par sa mère, par son éducation, et surtout par sa religion. Je vous dis, j’ai fini par bien l’aimer et le comprendre… Le mot « perversion » est trop fort, je crois… Par exemple, le mariage pour tous, pour lui, cela aurait été extrêmement compliqué. Il aurait été pris entre sa volonté de vivre sa vie au grand jour et une sorte de détestation face à une religion qui le lui interdisait… très complexe, Warhol.

Ne s’est-il pas, en quelque sorte, sacrifié pour répondre à des impératifs de reconnaissance sociale et sécurité financière ?

C’est juste. Et surtout pour rester conforme à ce que sa mère attendait de lui. II devait, au final, souffrant comme il souffrait, être comme un crucifiiez…

Page 91, Andy s’interroge sur Warhol : « Que restera-t-il de mon travail ? » Que souhaitez-vous qu’il reste de votre livre, Brigitte Kernel ?

J’aimerais qu’on comprenne Andy Warhol au-delà de l’œuvre, car il est représentatif de nombreuses générations homosexuelles qui n’ont pas pu vivre leurs amours. Voilà, je voudrais que cela reste bien en mémoire. Au même titre que les personnes qui ont témoigné dans le film Les invisibles. J’ai en tout cas essayé de faire ce travail de mise au point. Je cherche d’ailleurs à entrer en contact avec Sébastien Lifshitz, le  metteur en scène du film, si vous pouvez le lui dire… Un projet… Croisons les doigts…

Un conseil de lecture autre que votre livre sur la vie d’Andy Warhol ?

Il existe aux États-Unis un album : Warhol Giant, extraordinaire que l’on peut trouver facilement en France. Et son Journal intime, bien sûr. (Andy Warhol Journal – Grasset, 1990)

Un film à voir ?

Sur U Tube, il y a pas mal de choses. Je dirais qu’il faut s’y balader au gré des clics, voir l’immensité de son travail, en particulier les films réalisés à la Factory, surtout ceux avec Lou Reed, Ondine, Joe Dallesandro, Ultra Violet… Mais il y en a tant…

Et si vous aviez le dernier mot, Brigitte Kernel ?

Il y a encore bien des choses à écrire sur Andy…

Andy de Brigitte Kernel, aux éditions Plon, février 2013, 177 pages – 17 €

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Jérôme Enez-Vriad
Jérôme Enez-Vriad est blogueur, chroniqueur et romancier. Son dernier roman paru est Shuffle aux Editions Dialogues.

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