Le passé et l’avenir se rencontrent dans un présent « neurasthénique » pour le déborder et le transformer eux-mêmes. Dans la personne d’un vieux jardinier qui ne le sera plus et d’un jeune « parasite » qui le sera, la violence s’annule dans une amicale tendresse qui transpire, sans mièvrerie, dans le style même de Kourkov.

 « Quand on se sent aussi à l’aise dans un costume, on en vient vite à s’y conformer intérieurement. » (p. 125)

 Le « dernier » Kourkov (comme on dit, en espérant toujours que ce ne soit jamais le vrai dernier) a un goût de premier. C’est comme si, bien qu’on ne soit pas dupe, on lisait un roman russe pour la première fois. Certains comparent Kourkov à Gogol – un manque de respect pour l’un et l’autre ! Un manque de finesse également eu égard à la mesure de ce qui nous est contemporain. L’admirable Gogol aurait-il écrit et surtout ressenti comme Kourkov s’il avait vécu de nos jours à ? Vaine interrogation, autant que vaste, aussi large et profonde que le furent, certainement, les journées du jeune héros de Kourkov : Igor Vozny.

Aussi moderne que son époque, Igor n’a que faire des années qui le précédèrent (et celles qui s’ouvrent à lui l’indiffèrent presque aussi « proprement »). L’histoire n’a pas marqué son âme. Elle s’est bien plutôt évertuée à la laver, voire à l’aseptiser. Un point de vue qui, par inversion, renvoie aux « âmes mal lavées » de Witkiewicz.

L’ambiance qui se dégage de ce très amusant roman est typiquement russe. Elle est cependant moins tendue ou moite que celle des romans de Youri Mamléïev. L’importance accordée à la nourriture (un certain manuscrit de dissidence intitulé Le Livre de la nourriture s’avérera central dans le court du récit) et, bien sûr, à la boisson (alcoolisée, évidemment, mais pas que…) nous transporte aisément (trop?) dans une réalité quotidienne (trop?) habilement esquissée. Dès lors, l’enchevêtrement de récits en complet décalage installe tranquillement le lecteur dans une lecture… imperturbable.

De fait, l’ensemble peut paraître trop bien mené et diriger vers une lecture trop apaisée : pour finalement entraîner le lecteur vers la facilité d’un divertissement bien « chiadé ». Ce serait sans compter avec l’aisance talentueuse de Kourkov qui dessine toujours, comme à l’encre sympathique, un quelque chose d’autre presque indécelable derrière ses récits aimablement plaisants. Résultat : le lecteur les parcourt avec un sourire de connivence entendue.

Entre le « trop évident » et le « trop secret », Kourkov ménage une faille, une fissure infime comme celle qui, apparemment, se laisse franchir par le personnage central, Igor, et qui mène vers un passé insoupçonné.

« Le passé change de taille en fonction de celui qui l’endosse. » (p. 327).

Une leçon qu’Igor ne fait pas sentencieuse mais, au contraire, légère, comme seule peut l’être la vérité des êtres qui à travers les âges communiquent, par delà les violences et les indifférences, dans une certaine tendresse secrète tout intérieure.

 « Il lui suffisait de revêtir un vieil uniforme de milicien pour que celui-ci cesse d’être vieux. » (p. 202)

[stextbox id= »info » color= »0000cc » bgcolor= »ffff00″] Andreï Kourkov, Le Jardinier d’Otchakov, Liana Levi, janvier 2012, 359 p., 20€
Le rouble soviétique, le premier Spoutnik, Nikita Khrouchtchev… Pour Igor, tout ça, c’est de l’histoire ancienne. La trentaine débonnaire, il vit avec sa mère dans la banlieue de Kiev et préfère la perspective d’une soirée entre copains à celle d’un boulot ou d’un mariage. Le passé pourtant vient toquer à sa porte sous les traits d’un vagabond tatoué qui, en échange d’un lit de fortune, propose de s’acquitter des travaux de jardinage. Commence alors pour Igor une folle aventure où un vieil uniforme de milicien, sitôt enfilé, lui permet de franchir l’espace et le temps pour se retrouver dans la petite ville d’Otchakov, au bord de la mer Noire, en l’an 1957. Passé les premiers moments de doute sur sa santé mentale, Igor découvrira, outre les mœurs des bandits des années 50 et les charmes d’une poissonnière rousse, que l’histoire change de taille en fonction de qui cherche à l’endosser. Et qu’il n’est pas besoin d’être jardinier pour cultiver sa vraie nature.[/stextbox]

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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