Le 1er novembre 1968, disparaissait, engloutie par une vague traîtresse tourbillonnant dans le creux de rochers surplombant la plage de Biarritz, Anne-Marie, familièrement appelée Annie, sœur aînée du romancier Jean-Marie Laclavetine. Un demi-siècle plus tard, l’écrivain a voulu exhumer, du « trou noir de silence et de douleur » où l’avaient enfermée grands-parents et parents à jamais prostrés et mutiques, la figure et le souvenir de la jeune fille, disparue à l’aube de sa vie et de ses vingt ans. Un récit déchirant et magnifique.

Pendant cinq décennies, une chape de silence s’est installée et « l’ombre d’Annie, insaisissable, trompeuse, a erré à travers les générations sans fin ni repos (…). Le silence en avalanche a tout enseveli. » La mort des parents du romancier, mais aussi le trouble de ses deux filles, Lise en particulier, déstabilisée par l’« étrange culte mutique » de la famille, ont fini par convaincre Jean-Marie, frère cadet d’Annie, de sortir de cet abîme du non-dit et du silence familial.

Jean-Marie Laclavetine l’avoue : « Il ne fait pas bon être mort chez nous. Nous sommes très forts en effacement : une famille de gommes. » Seules quelques photos disposées sur des meubles de la maison parentale rappelaient l’existence d’Annie. Des photos qui intriguaient le visiteur, curieux de l’identité de la jeune fille, et qui s’entendait répondre invariablement dans une feinte indifférence: « Une amie de la famille. »

Une amie de la famille- Jean Marie Laclavetine

Le livre de Jean-Marie Laclavetine va dès lors prendre l’allure d’une résurrection de la figure de la sœur défunte, celle d’une délivrance, pareillement, et d’une nouvelle naissance à la vie de l’écrivain. La littérature offre ce recours qui

permet aux flux vitaux confinés dans l’obscurité de recommencer à circuler, de passer d’un corps à l’autre, d’un cœur à l’autre.

Annie fut une jeune fille, sœur aînée de la fratrie, difficile à vivre, autant pour elle-même que pour ses parents et ses frères, « directe, abrupte, désemparée, furieuse, insatisfaite, en même temps aimante, généreuse, rieuse, affamée de vie et de plaisir », passant par des phases alternées d’enthousiasme et de dépression.

Le terreau familial a fait grandir Annie entre une mère et un père tous deux fous d’amour, n’ayant cessé de s’écrire des lettres vibrantes de passion qui ont ému plus que tout leur fils Jean-Marie. « Mon amour pour toi me dépasse et me remplit d’une espérance qui me sort des limites humaines. (…) Comment ai-je pu mériter un tel amour, c’est un trésor que j’ai dans ma vie ! » Jean, que sa vie professionnelle éloignait régulièrement de sa femme, répondait dans la même fièvre : « Je pense à notre foyer comme les Juifs exilés pensaient jadis à leur Jérusalem perdue… ».

Un couple fusionnel donc, d’une fidélité sans bornes, porté par un catholicisme généreux, mais rigoriste, ébranlé par la vague soixante-huitarde libératrice et par les séismes géopolitiques de l’époque. Un couple marqué par la perte d’un premier enfant, un nourrisson dont ils ne parleront jamais. Un couple anéanti enfin, au-delà de tout, par la perte d’Annie et un chagrin sans fin et sans fond qui les minera tous les deux, en silence, jusqu’au terme de leur vie. Annie est née de cette union. À l’exemple de ses parents, est-ce cette exigence et cet absolu du lien amoureux qu’elle voudra vivre à son tour ? La jeune fille toujours à vif, enchaînait moments d’euphorie et crises dépressives, s’enfermant régulièrement dans une cage de solitude.

Plongée tour à tour dans une sévère anorexie et une boulimie d’adolescente, Annie aimera elle aussi avec nécessité, urgence et ferveur, Emilien d’abord, puis Jean-Louis, enfin Gilles, son dernier amoureux. Ce dernier la verra disparaître à ses côtés, emportée par la vague assassine. Une noirceur native, héritée sans doute d’un père foncièrement pessimiste, la dévorera et la fera toujours douter d’elle-même autant que de ses amours successives :

Je tombe régulièrement amoureuse de gens à qui je suis totalement indifférente. Je crois que c’est dans ma nature.

Primo-étudiante hispaniste, mue par un tropisme qui la fera toujours se tourner vers les Pyrénées et au-delà, espagnole dans l’âme en un mot, la jeune fille brune, regard et tempérament de feu, lira avec passion les grands poètes et dramaturges de la Péninsule : Machado, Góngora, García Lorca… Ainsi que Calderón, dont les mots sonneront comme en écho à ses angoisses. « Le monde, je le comprends de moins en moins, pense-t-elle, et il me fait peur chaque jour davantage. Il m’apparaît comme extérieur à moi. À moins qu’il n’existe pas, qu’il soit le fruit de mon imagination. » La vie ne serait-elle donc que songe et mensonge… ?

Une amie de la famille - Jean Marie Laclavetine
Annie (au centre) sur une plage en Espagne – Collection personnelle de l’auteur.

Jean-Marie Laclavetine va mettre sous la lumière la figure de la sœur adorée, pour lui, pour ses enfants bien sûr et pour Lise tout spécialement, sa grande fille qui l’a bouleversé quand il a découvert ses mots à l’adresse d’Annie, sa tante ensevelie dans la tombe et le silence familial depuis cinquante ans :

L’océan n’a recraché que ton corps et déjà tu n’étais plus là. Et sur la plage les cris d’une mère en épouvante. L’hallucination de tes frères et amis pour te sauver. Ce jour-là où ils sont tous morts un peu avec toi.

Au fil d’une enquête aussi aléatoire et improbable que déterminée et émue, Jean-Marie va tenter de faire revivre sa sœur. Il va « chercher des traces, des indices quand tant de témoins sont partis », retrouver amis et amies : Lydie, surtout, fidèle entre toutes depuis leur prime jeunesse, Lydie l’inconsolée – « Annie a emporté notre enfance » -. Gilles enfin, le dernier amour d’Annie, le jeune homme qui lui avait fait retrouver le goût du bonheur qui se dérobait toujours. Gilles qui l’a vue mourir sous ses yeux, prise par la vague, en cette journée de 1968.

C’était un 1er novembre, jour funèbre, ô combien ! Jean-Marie voudra se le remémorer avec Gilles à ses côtés. Cinquante ans plus tard, au mois et jour près, les deux hommes chemineront à nouveau sur la plage de Biarritz et la roche piégeuse du drame, « comme une reconstitution judiciaire sans suspects ni coupables ». Ils tenteront de mettre un peu d’ordre dans le chaos des images, des sensations et des souvenirs, avant que ne s’effacent peut-être à jamais les traces de la vie d’Annie, femme libre qui s’ouvrait enfin au bonheur, dans la naissance de ses vingt ans.

La littérature a peut-être ce pouvoir de réunir ce qui se disperse, d’assembler ce qui s’éparpille au vent des destinées singulières, de coudre ensemble des lambeaux épars que la mémoire accroche dans les recoins de nos consciences.

Est-il plus bel hommage aux êtres chers et disparus que les mots d’un écrivain qui les fait revivre par la magie d’un livre ? Le récit de Jean-Marie Laclavetine est de ceux-là, inoubliable.

Une amie de la famille par Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 7 mars 2019, 192 p. ISBN 978-2-284308-2, prix : 18 euros.

PRIX MARGUERITE DURAS 2019

« Le 1er novembre 1968, alors que nous nous promenions sur les rochers qui surplombent la Chambre d’Amour à Biarritz, ma sœur aînée a été emportée par une vague. Elle avait vingt ans, moi quinze. Il aura fallu un demi-siècle pour que je parvienne à évoquer ce jour, et interroger le prodigieux silence qui a dès lors enseveli notre famille. Je suis parti à la recherche d’Annie. Je l’ai vue revenir intacte dans sa fougue, ses doutes, ses enthousiasmes, ses joies et ses colères : une jeune femme d’aujourd’hui. »
Jean-Marie Laclavetine.

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