Arthaud, éditions reconnues dans le domaine des beaux livres et des livres de voyages, ont eu l’heureuse idée de demander à Alan Stivell d’imaginer un voyage en images et en paroles à travers les pays celtiques au gré de sa propre aventure musicale… Présentation et entretien.

Un voyage n’étant jamais plus agréable qu’en bonne compagnie, le barde breton d’aujourd’hui s’est entouré de compagnon choisis afin de nous inviter au voyage. Le résultat est surprenant, et nous nous trouvons devant un beau livre qui allie en une harmonie d’entrelacs l’inspiration mélodique et rêveuse d’Alan Stivel à la prose aussi moderne qu’archaïsante de Thierry Jolif parmi les lumières singulières qu’Yvon Boëlle sait faire jaillir de paysages intangibles. Nous sommes bel et bien plongés au milieu des sentiers des légendes qui sillonnent les très anciennes terres celtiques. Anciennes et pourtant si neuves, sources d’inaltérables inspirations…

L’ouvrage Sur la route des plus belles légendes celtes nous présente donc, par pays, de nombreuses légendes celtes (parfois méconnues, tel le conte écossais La fille de la mer, beau et intriguant). Chacune de ces légendes est introduite par un texte d’Alan Stivell évoquant (de manière très personnelle, insolite et souvent émouvante)l’inspiration qui lui fut fournie par celle-ci pour l’une de ses compositions. Ces introductions éclairent également élégamment les raisons de la refonte et l’imagination active qui a présidé aux choix des auteurs. Les images d’Yvon Boëlle, saisissantes de suaves voluptés imaginales autant que de rigoureuses réalités terrestres viennent dialoguer avec ce bel ensemble. Souvenir très actuel des chatoyantes enluminures celtiques médiévales, les images se lancent dans un authentique dialogue avec le texte. La réussite de cet ouvrage tient en cela, en ce très intime cheminement… la vie d’un musicien dévoué à sa tradition, mais authentiquement créatif éclairant un héritage tant littéraire et spirituel que charnellement et naturellement concret…

Alan, comment est née cette aventure ? Aviez-vous depuis longtemps l’idée ou l’envie de transmettre par l’écrit et l’image les légendes celtiques qui sont une source d’inspiration pour votre musique depuis longtemps ?

Alan : communiquer avec mon public ma passion, ce fut presque toujours par les notes de musique et les mots de chansons. Oralement j’ai toujours aimé parler avec les gens de mes inspirations, de mes idées, jamais assez. La demande de Valérie Dumeige et d’Arthaud m’a convaincu de prendre le temps d’en exprimer par écrit certains aspects, d’autant mieux avec ces collaborateurs hors pair. Alan, Yvon, vous êtes, chacun dans son domaine, des artistes bretons reconnus (et clairement « identifiés » comme tels), c’est votre première collaboration pourtant ? Comment l’avez-vous abordé ? Est-ce important pour l’un et l’autre que cette collaboration ait vu le jour avec ce livre en particulier ? Alan : j’avais eu l’occasion de connaître son magnifique travail et aussi de le rencontrer, il y a quelques années. Nous avions évoqué cette éventualité ultérieure. Mais le croisement s’est fait aussi parce que son évidence a été ressentie par chacun, et même, très vite, par l’éditeur lui-même. Celui-ci m’a demandé d’être et rester le maître d’œuvre de cet ouvrage. J’ai donc fait part à Yvon de mes souhaits personnels. Un exemple est mon envie que (même si les paysages sauvages inspirent beaucoup) l’habitat celtique (et inter-celtique) soit bien montré. Quoi de plus émouvant que travailler ensemble sur un travail dont l’intention est de faire s’envoler l’esprit ?

Yvon : J’avais rencontré Alan lors d’une séance de signatures à la FNAC il y a quelques années où nous étions présents, lui pour un nouveau cd, moi pour un ouvrage sur la Bretagne. Ayant échangé nos coordonnées, nous avions envisagé de réaliser un projet commun autour des légendes celtiques et en particulier la forêt de Brocéliande. Mais après quelques courriels échangés et chacun occupé par ses propres travaux, le temps s’écoula sans plus de concrétisation.. . C’est pourquoi je fus très heureux d’apprendre, par l’intermédiaire de Valérie Dumeige des éditions Arthaud, que j’étais pressenti pour illustrer cet ouvrage dirigé par Alan. Et ce n’était pas seulement de Brocéliande qu’il s’agissait, mais de l’univers celtique en général et de ses plus belles légendes. Un de mes plus anciens rêves se réalisait… J’ai déjà illustré par le passé des ouvrages traitant des hauts lieux des pays celtiques, en particulier un livre avec Claudine et Hervé Glot aux éditions Ouest-France, mais j’estime qu’avec ce nouvel ouvrage en collaboration avec Alan, je justifie mes nombreux voyages et reportages vers l’Irlande et la Grande-Bretagne depuis plus de 15 ans.

C.Glot, N. Mezzalira, A. Stivell, Y. Boëlle, T; Jolif, C. de la Pinta (photo : H. Glot)
C.Glot, N. Mezzalira, A. Stivell, Y. Boëlle, T; Jolif, C. de la Pinta (photo : H. Glot)

Alan, Thierry, comment avez-vous approché ce travail, comment se sont fait vos choix ? Pourquoi telle légende et pas une autre ?

Thierry : Alan m’a, dès le départ, fourni une liste précise des légendes qu’il souhaitait que nous abordions. Déjà dans les brèves notes d’orientation qu’il m’a communiquées, puis lors de toutes nos rencontres ce désir double était fortement présent, palpable : aller puiser aux sources les plus anciennes (mais sans purisme forcené) et dire, re-dire, refondre les paroles et les rythmes. Sans rien trahir nous voulions redire ses anciennes légendes, mais avec le souci de les personnaliser. Ce qui, en soi, pourrait sembler contraire à la posture traditionnelle la plus ancienne, à l’impersonnalité que l’on pense souvent avoir été de mise chez les bardes et les conteurs. Or, pour qui s’y intéresse de plus près, il n’en est rien. Le savoir, la connaissance, mais aussi l’inventivité et le style faisaient la réputation d’un druide, d’un barde et sa personnalité propre était tout à fait reconnue. Nous n’en sommes plus là et le statut de l’artiste, ou même du chercheur, a passablement changé. C’est un fait. Toutefois, transmettre une pensée vivante, une esthétique, c’est-à-dire une perception du monde, ancienne certes, mais avec un enthousiasme actuel cela reste un besoin, une nécessité même… La structure et le sens doivent être transmis, intacts si l’on veut. Mais il y a toujours une énergie créative très concrète dans l’oralité. C’est la fixation de l’écrit qui, paradoxalement, a dans ce domaine créé la fixité la plus sclérosante. Nous avons essayé de « renverser » la tendance. Le sens de la musicalité d’Alan comme son approche très « cinématographique » (chaque légende conçue comme un petit scénario) nous y ont grandement aidé je crois. Et puis le fait de savoir assez rapidement que les photos d’Yvon allaient venir en contrepoint de notre travail d’écriture m’a permis de visualiser des espaces, des lieux concrets, d’ancrer l’archaïque et l’imaginaire dans un réel sublimé par une lumière particulière qui est comme une signature très personnelle.

Alan : Thierry l’a très bien dit. D’abord une idée toute simple : pourquoi ne pas prendre les thèmes qui m’ont inspiré directement des musiques et des chants ? Faisant le tour de ma discographie depuis le début, notre mythologie (à nous) s’y entrelace par touches successives. 1er single et album (dont j’étais le maître d’oeuvre) en 1970 : Brocéliande. Un 2e album s’ouvre par YS, la cité submergée. Bien d’autres thèmes du légendaire breton sont présents dans les premiers albums comme les suivants. De la tradition orale ou couchée sur papier (du Barzhaz Breizh en particulier). On part de Bretagne, mais l’unité du monde celte est centrale. Un véritable cheval de bataille chez moi. Très souvent minimisé. Or la tradition celtique est tellement mêlée qu’on a du mal à la démêler et bien la ranger par pays et par chapitre. On est bien obligé de le faire. Mais les tuilages s’imposent d’eux-mêmes partout. D’abord avec les cousins les plus proches, Cornouaillais, Gallois, là où on trouve retransmise par écrit une tradition savante commune avec la Bretagne, mais perdue ici sous cette forme depuis les rois, depuis 1000 ans donc. L’Ecosse participe à la fois de cette littérature brittonique (notre branche) et gaélique. Dans l’album Legend, j’ai donné une grande place à la mythologie gaélique aux sources les plus claires du légendaire celtique. Elle me parle beaucoup. Et ce voyage se conclut naturellement par un envol, celui vers le Nirvana des Gaëls, Tir na nOg. Ce choix m’a paru évident. Et Thierry a convergé dans cette approche.

A. Stivell, 2013, photo Hervé Glot
A. Stivell, 2013, photo Hervé Glot

Pourquoi ce souci, cette volonté de réécriture ? Cette re-création, est-elle motivée par ce même souci constant dans la musique d’Alan ?

Alan : Il fallait réduire en histoires courtes des thèmes très riches. Que l’essentiel passe, laisser place à l’imagination, l’extrapolation, et, surtout, l’envie de s’y plonger davantage plus tard. Il fallait donner cet envie à un public large, très jeune ou très mûr, l’installer dans un autre monde qui ne lui est pas tout à fait étranger, qui lui rappelle tant de livres, tant de films, tant de bds, de Tolkien à Bormann, mais, toutefois, nous l’amenons plus loin vers un monde plus étrange, plus fantastique encore, je crois, que ce qu’il avait pu approcher auparavant. L’univers celtique ancien est bien « bizarre ».

Thierry : C’est en effet une idée directrice. Et elle est tout à fait conforme, il me semble, à la manière dont Alan a toujours véhiculé et transmis une musique à la fois ancestrale et neuve. C’est un risque permanent, un équilibre précaire, on marche toujours sur un fil avec ce type de démarche. Il faut s’approprier une création commune, que tout un chacun connaît et la restituer à travers le prisme d’une lecture personnelle, mais sans la défigurer, sans la rendre méconnaissable afin qu’elle puisse à nouveau être acceptée, admise et adoptée par le plus grand nombre. Souvent les gens ne veulent pas qu’on touche à ce commun héritage, c’est une forme de corruption, de trahison pensent-ils, sans voir que, le plus souvent ce qu’ils défendent n’est autre, précisément, que leur propre interprétation, leur attachement personnel… J’ai eu cette approche pendant longtemps, ce projet est arrivé à point nommé au moment où je me dégageais de cette vision univoque. Il m’a permis de me confronter au processus de re-création, d’investissement d’un donné que l’on croit posséder, mais qui est en vérité un flux, un matériau immatériel qui ne demande qu’à être modelé, à condition d’y travailler avec respect et amour.

Yvon, il y a un parallèle frappant entre la réécriture de ces légendes anciennes et la photographie, car c’est bien ici et maintenant, aujourd’hui que vous saisissez l’image de paysages anciens… Comment avez-vous abordé ce projet original ?

Yvon : Je me dois de préciser que je n’ai pas eu la possibilité et le temps de faire d’ images récentes pour cet ouvrage sauf pour l’Écosse où je suis allé quelques jours en mai 2013. La majeure partie des photographies sont le résultat de mes nombreuses navigations vers les terres celtes ces dernières années. Mais je pars toujours avec en mémoire les récits anciens et la musique celtique. Et Dieu sait si j’ai pu voyager avec la musique d’Alan en particulier dans les oreilles et cela m’aide grandement à aborder le paysage, car ce sont des endroits très particuliers où je me sens chez moi, c’est ma terre; que je sois sur les côtes galiciennes, en Irlande ou en Bretagne, sur les montagnes de Galles ou des Highlands, je n’ai de cesse de traquer la lumière qui pourra transcender mes images. Et c’est cette luminosité particulière qui pourra donner l’illusion que le paysage n’a pas changé depuis ces temps anciens, qu’il est toujours le même et il suffit d’un rien pour qu’on soit certain d’y percevoir tel ou tel personnage de légende.

C. Glot, Y. Boëlle, A. Stivell, T. Jolif, lors de la présentation du livre au château de Comper le 12 octobre 2013 (photo : H. Glot)
C. Glot, Y. Boëlle, A. Stivell, T. Jolif, lors de la présentation du livre au château de Comper le 12 octobre 2013 (photo : H. Glot)

Bretagne, Irlande, Pays-de-Galles, Ecosse… au fil des pages nous voyageons dans le temps et l’espace, à travers les langues aussi. À chaque étape des récits irréels éclairent des paysages existants… mais l’inverse est sans doute aussi vrai. Qu’est-ce qui selon vous fait l’unité des ces lieux et de ces « dits » ?

Thierry : Le centre est un symbole très important dans la mythologie celtique et dans le légendaire des peuples issus de la vieille civilisation celtique. L’énergie centripète, le départ, vers le lointain par la mer, vers l’obscur et l’inconnu à travers la forêt et, toujours, même au prix du tragique le retour. On identifie souvent les peuples celtiques avec l’ouest, l’extrême occident. Il y a dans cette vision, ce postulat quelque chose de pessimiste, comme si la culture celtique était une culture du déclin, de la pénombre, comme si les Celtes s’étaient heurtés à un « mur », à la fin du monde, à son bout extrême . Or, les Celtes venaient de l’est, le dieu suprême et polytechnicien de leur panthéon était Lug, Lugus ou Bel en celtique continental tous noms qui sont en rapport avec la lumière. Toutefois, et chacune de ces légendes le laisse ressentir je crois, le centre et la notion d’équilibre (par exemple et pourtant très loin d’être la plus archaïque celle qui suggère que trop pleurer les morts perturbent l’harmonie entre notre monde et l’Autre) sont des axes primordiaux et en cela les figures féminines des mythes et des légendes le démontrent à l’envi. La grande déesse souveraine des Celtes est une figure héritée de l’archaïque culte cosmologique de l’Aurore, ce moment de basculement qui appartient au jour autant qu’à la nuit sans n’être jamais pourtant décisivement possédé par eux. La musique des peuples d’origine celtique, ce qu’Alan a régulièrement brillamment démontré, est souvent une illustration plus parlante que tous les longs discours de ces liens profondément humains plus forts que séparations, distances et contraintes historiques.

Alan : J’apporte une nuance au propos de Thierry (dans le livre même) sur mon idée que la civilisation dont on parle, vient autant des terres dites « néo-celtiques » ou pays celtiques modernes que d’Europe centrale. Certains savants aujourd’hui vont même plus loin. On passe effectivement à travers les différentes langues celtiques à différentes époques, mais, pour moi, c’est l’unité, plus que les différences, qui saute aux yeux. Quand on cite des textes bretons plus ou moins modernes, la divergence est, bien sûr, là. Mais quand on remonte 1000 ans en arrière, nos langues brittoniques ne sont plus que des variantes locales. Le Gaélique est séparé depuis bien longtemps, mais l’esprit de la langue, comme la sensibilité profonde est bien commune aux Celtes, à travers les siècles. Ce livre le montre.

Si vous deviez, chacun d’entre vous choisir une de ces légendes, laquelle serait-ce et pourquoi ?

Alan : J’en choisirais deux: YS, car c’est un voyage vers le plus profond de ma terre-mère et de ma mer-père. Le songe d’Angus, car il me met en relation avec les sources de la celtitude, donc de ma vie.

Yvon : Pour moi ce serait La dame du Lac, car c’est en Brocéliande,  et en particulier au château de Comper où est censé se trouver le lac de la fée Viviane, que tout a commencé. Faisant partie des quelques « illuminés » qui ont créé le Centre de l’Imaginaire Arthurien à la fin des années 80, j’ai pu illustrer mon premier ouvrage personnel Brocéliande ( texte de Philippe Le Guillou,éditions Ouest-France,1994) grâce aux amis du Centre. Cette collaboration aura été déterminante pour ma vie professionnelle jusqu’à aujourd’hui. C’est pourquoi je suis très heureux que cet ouvrage, par un concours de circonstances, paraisse en 2013, l’année des 25 ans de création du Centre de l’Imaginaire Arthurien et que nous ayons pu le présenter dans ce lieu exceptionnel qu’est le château de Comper. La boucle est bouclée ou le triskèle est accompli comme dit Alan…

Thierry : Parmi ceux que nous avons réarrangé pour le livre je dirais volontiers Des chevaux la haut sur le mont ,car c’est un de ceux dans lequel j’ai mis le plus de moi-même, mais, pour la rugueuse beauté de l’original et ce que notre commun travail lui offre je dirais la Légende de la ville d’Ys… Peut-être aussi parce que ce fut le dernier thème abordé dans un livre publié du vivant de celui que je considère toujours comme mon « maître » en matière celtique, Christian-J. Guyonvarc’h et que le souvenir des leçons prises, non en université, mais « en privé » dans sa demeure de Cesson-Sévigné ne m’ont, malgré tout l’écart entre ses travaux et la voie que je suis aujourd’hui,  jamais quitté durant la rédaction de cet ouvrage…

Sur la route des plus belles légendes celtes, Alan Stivell, avec Yvon Boëlle et Thierry Jolif, éditions Arthaud, 2013, 35 euros.

Les photographies illustrant cet entretien sont signées Hervé Glot. Elles ont été prises par Hervé Glot durant la présentation du livre Sur la route des plus belles légendes celtes le 12 octobre 2013 au Centre de l’Imaginaire arthurien qui a chaleureusement et généreusement reçu les auteurs au château de Comper à Concoret.

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