Le 13 novembre dernier était attendue au musée de Bretagne Face au mur, le graphisme engagé de 1970 à 1990, une alléchante rétrospective invitant à porter un autre regard sur l’Art et le militantisme. Comme tant d’autres en cette période, ladite exposition a depuis été mise en suspens physiquement… Nouveau coup dur pour un agenda culturel déjà bien meurtri, mais sur lequel Unidivers a jugé nécessaire de rebondir en proposant à ses lecteurs un modeste portrait d’Alain Le Quernec, figure incontournable de l’affichisme.

Revenir sur l’œuvre d’Alain Le Quernec, cela sonne comme une évidence. Pourtant la tâche s’avère des plus délicates. Contrairement aux supports où sont exhibées ses créations, Alain n’est pas un mur, une surface vierge sur laquelle il serait permis de coller une affiche. Aucune étiquette ne semble pouvoir adhérer à ce monument, qui, du début des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, s’est posé en observateur d’une société qu’il continue de décortiquer d’un œil attentif. Lui qui se défend d’être graphiste, et encore moins artiste, n’aime pas beaucoup plus le terme d’affichiste qu’il trouve bien désuet…Tel un busard que l’on essaierait vainement de mettre en cage, il demeure indomptable et échappe à toute tentative d’affectation, qu’elle soit esthétique ou politique. Lui arrive seulement à plonger pour venir planter ses serres acérés dans le ventre du politique dont il aime disséquer la chaire suintante.

Il faut se rendre à l’évidence. Face à une telle envergure, offrir une vue d’ensemble du l’œuvre d’Alain Le Quernec est une entreprise bien périlleuse à laquelle nous ne nous risquerons pas ici. Plutôt qu’un portrait, peut-être qu’une mosaïque serait plus adaptée pour saisir les contours de ce géant de l’affichisme. À défaut d’une exposition, Unidivers vous propose donc un échantillon du parcours et de l’univers d’Alain Le Quernec à travers dix affiches emblématiques.

Peu probable qu’Alain Le Quernec accorde une quelconque valeur à la notion de fatum, ni même à celle de vocation. À l’entendre, son parcours ne fut qu’une suite de hasards et de rencontres bienheureuses et s’il fait aujourd’hui figure de référence de l’affichisme en France, ce serait d’après lui parce qu’il s’est trouvé au bon endroit, au bon moment. Mais ne nous laissons pas berner par la modestie du Monsieur. Parfois il n’y a tout simplement pas de hasard. Ce n’est pas un hasard si la fascination d’Alain pour l’image publique remonte à sa tendre enfance, lorsqu’à l’âge de quatre ans il se retrouvait captivé par une peinture publicitaire sur la route entre Vannes et Lorient. Ce n’est sûrement pas non plus par hasard qu’après son bac il se retrouve à Paris dans une prestigieuse école normalienne pour devenir professeur d’arts plastiques, école pour laquelle il imprime sa première affiche à l’occasion d’un bal de promotion en 1962.

De ses premières années à enseigner dans l’Est de la France à son service en Algérie, Alain Le Quernec nourrit une passion naissante pour l’affiche, support « minable et éphémère« , mais qui permettrait d’assouvir ce qu’il n’hésite pas à présenter comme des pulsions exhibitionnistes :

Ce qui me plaisait avec l’affiche, c’est de produire quelque chose qui est dans la rue et qui va se voir, que cela plaise ou non.

Autodidacte, il continue d’approfondir ses connaissances en dévorant les quelques revues consacrées et découvre ainsi qu’un pays en particulier est à l’avant-garde de cette discipline artistique embryonnaire : la Pologne. Le séjour de neuf mois d’Alain le Quernec aux Beaux-arts de Varsovie le privera de mai 68, évènement qui marque le début d’un âge d’or de l’affiche en France, mais lui permettra en retour d’être formé aux côtés du maître Henryk Tomaszewski, figure de proue de l’affichisme polonais. À son retour, Alain s’installe à Quimper où il trouve un poste en tant que professeur d’arts plastiques. En parallèle, il met ses talents au service de figures politiques locales telles que les anciens maires Louis Le Pensec et Bernard Poignant. Progressivement, il se forge une solide réputation au sein du Parti Socialiste qui le sollicite régulièrement. C’est pour ce mouvement politique en pleine ébullition qu’Alain a produit certaines de ses affiches les plus célèbres à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

Marée Noire Alain Le Quernec Parti Socialiste
Marée Noire, le gouvernement a les mains sales, affiche commandée par le Parti Socialiste en 1978.

Lorsqu’il revient sur le début de sa carrière, Alain Le Quernec adopte un ton presque cynique. Et pour cause : selon lui l’affichisme n’est pas tant un mouvement qu’une mode, et comme toutes les modes, elle fut entraînée par un mimétisme dont se dégageaient des relents parfois bien médiocres. Le sillage de mai 68 vit les murs de la France entière se remplirent d’affiches en tout genre. Certaines de ces créations étaient plutôt correctes, d’autres bien plus pauvres. Peu étaient aussi audacieuses que celles d’Alain. La contestation en réaction au naufrage de l’Amoco Cadiz en 1978 est un exemple parmi tant d’autres. Nombreuses étaient alors les affiches à scander un énième « plus jamais ça » sur fond d’images d’oiseaux engloutis par le mazout. Bien plus frontale que les slogans aux allures de complaintes, l’affiche Marée noire d’Alain Le Quernec ne s’embarrasse d’aucune fioritures pathétiques et surgit du mur en un violent réquisitoire contre un gouvernement qui porte l’entière responsabilité de la catastrophe.

Si elle ne fait pas gage de toute sa qualité esthétique, la violence permet à l’affiche une efficacité redoutable. Alain n’aura de cesse de le rappeler :

elle (l’affiche) dispose seulement d’une fraction de secondes pour être vue, comprise, et surtout pour marquer celui qui la balaie du regard

L’affichiste est autant peintre ou graphiste qu’il est alchimiste ou artificier. Telle une solution de chimie ou un explosif, il s’agit pour lui de produire un mélange de couleurs, de lettres et de formes pour obtenir un résultat qui tout en étant suggestif demeure sans équivoques. Une fois terminée, l’affiche savamment dosée se suffit à elle même. Elle ne demande pas à être vue, elle prend d’assaut et heurte le regard. Mais la violence exercée par Alain n’est jamais gratuite ou excessive, preuve en est une autre de ses créations ô combien célèbre produite en 1980 sur commande du Parti Socialiste.

Bretagne ta conserve fout le camp  Alain Le Quernec Parti Socialiste
Bretagne ta conserve fout le camp, affiche commandée par le Parti Socialiste en 1980

La boîte de sardines à l’huile, symbole d’un savoir-faire mis en péril par la délocalisation et les nouvelles techniques de congélation et de surgélation, est érigée en martyr par Alain. La fin de l’âge d’or de la conserverie traditionnelle bretonne est ici dépeinte en agonie christique. Le calvaire de cette industrie en péril est frappé d’un implacable « Bretagne, ta conserve fout le camp« , une exclamation pouvant tout aussi bien sonner comme un appel aux armes que comme une sentence. Les hordes d’ouvriers aux abois se concentrent dans une huile sanguinolente, le rouge de l’insupportable crucifixion se dilue dans le jaune de la trahison et de la honte. « Un bon croquis vaut mieux qu’un long discours » disait l’autre. En une affiche, Alain Le Quernec parvient à nous en dire plus sur ce drame industriel qui frappa si violemment le Sud-Finistère que toutes les allocutions politiques de l’époque.

De la fin des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, le PS est resté un partenaire fidèle avec lequel Alain a entrepris de nombreuses collaborations. Pour autant il n’a jamais été encarté à aucun parti politique et a toujours affirmé sa volonté de rester indépendant. Malgré les commandes, son travail il l’a toujours effectué pour lui même, pour se satisfaire lui avant que les clients. Alain a toujours su imposer ses idées, quitte parfois à dérouter ses commanditaires. Sa célèbre Bécassine est peut être la personnification la plus révélatrice de son audace. C’est aussi une de ses créations dont il est le plus fier.

Bécassine Alain Le Quernec Décidons chez nous Bretagne PSU
Décidons chez nous, affiche commandée par le PSU en 1981

Incarnation de la soumission et de la bêtise bretonne, la sotte Bécassine est sans doute le dernier personnage que le PSU aurait imaginé en porte-étendard régionaliste. Inutile de dire que de nombreuses dents se mirent à grincer lorsqu’Alain fit part de son intention de se réapproprier cette figure docile et naïve, pour la transformer en symbole de révolte presque féministe. Alain demeura intraitable :

Oublier volontairement Bécassine aurait été un aveu d’échec. Ce serait comme donner raison au dédain que ce personnage représente vis-à-vis de la Bretagne !

Retournement du stigma et conjuration du mépris, Bécassine se voit offrir une bouche et des formes. Pour la première fois de son histoire, elle devient femme qui parle. Mieux encore, elle est femme qui hurle et qui brandit fièrement le poing en appelant aux urnes.

Détourner, moquer, glorifier les symboles… une manie chez les affichistes, mais qu’Alain Le Quernec maîtrise à la perfection et pousse son paroxysme en s’en prenant parfois à des objets de culte. Parmi les icônes qu’Alain aime à travestir, les portraits présidentiels occupent une place de choix…

Valérie Giscard d'Estaing Alain Le Quernec affiche sept ans de malheur Parti Socialiste
Sept ans de malheurs ça suffit !, affiche commandée par le Parti Socialiste en 1981

Une nouvelle fois sollicité par le Parti Socialiste pour assaillir le pouvoir, c’est sans hésitation qu’Alain s’attaque au plus gros des gibiers. En faisant voler en éclat le portrait du président Valéry Giscard d’Estaing, il ne se contente pas de défigurer le sérénissime, il le profane, le désacralise. Sa création la plus cinglante assurément.

Amnesty International affiche Alain Le Quernec
Affiche produite pour le groupe Amnesty International

De la fermeture des usines de boîte de conserve aux élections municipales et régionales, en passant par d’autres évènements comme la contestation autour du projet de construction d’une centrale nucléaire à Plogoff, la Bretagne imprègne en profondeur l’œuvre d’Alain Le Quernec. Pour autant, ses créations et ses engagements dépassent les frontières de notre région. Prenant pour cible toutes les formes d’injustices, avec une appétence toute particulière pour les dérives autoritaires, il ne lui fallu pas longtemps après ses premiers succès en Bretagne pour être sollicité par une organisation alors fer de lance en matière de défense des droits de l’homme.

Une première version de l’affiche fut commandée par le groupe Amnesty International de Quimper. Le succès de ce visuel fut tel qu’Alain fut par la suite contacté à plusieurs reprises pour produire des rééditions de cette affiche devenue aujourd’hui célèbre. À l’entendre, on a l’impression qu’Alain n’est pas particulièrement fier de cette création qui a pourtant nécessité des années de travail et de remise en question afin qu’émerge une version finale, version qui évidemment ne sied pas à l’éternel insatisfait. Au final, elle fut réédité quatre fois et produite à plus de 400 000 exemplaires. Un tirage important, le plus important dans la carrière d’Alain, qui pourtant n’a jamais vu l’affiche placardée sur aucun mur puisque celle-ci fut essentiellement produite au format poster.

affiche Hitler Jean Marie Le Pen Alain Le Quernec
Au début Hitler faisait rire, affiche commandée par le Parti Socialiste en 1987

Certes, Alain a entrepris de nombreuses collaborations avec le PS et avoue se reconnaître dans certaines de ses valeurs. Pour autant, il s’est toujours défendu d’être un militant, et encore moins un militant de gauche :

Je combats beaucoup plus les valeurs de la droite et de l’extrême droite que je ne porte les valeurs de la gauche ou de l’extrême gauche

Sa plus grande priorité a toujours été de dénoncer les dérives du pouvoir et la volonté de puissance démesurée de ceux qui l’exercent, mais aussi les dangers que représente l’extrême droite. À la fin des années 1980, en pleine montée en puissance du FN, un certain Jean-Marie Le Pen fait parler de lui dans les médias français. Véritable monstre politique, il fascine autant qu’il révulse. La violence de ses assertions provocatrices est souvent masquée par une couverture médiatique traitant ce personnage avec cynisme et dérision. Alain Le Quernec sait rire, mais il sait aussi que l’humour peut être la marque du mépris autant que de la négligence, une négligence aux conséquences parfois dramatiques si l’on observe l’histoire. Il sait aussi que s’attaquer au président du Front National c’est risquer un procès perdu d’avance. Aussi, il suggère et met en garde l’habillement. Pas de nom, pas de caricature, juste un strabisme familier et une phrase qui sonne comme un avertissement, un rappel des horreurs passées.

dessin presse Le Monde George Bush Alain Le Quernec
Dessin produit pour Le Monde en 2003

Il ne s’agit pas d’une affiche, mais d’un dessin de presse. Le style, la technique, les outils employés sont en revanche bien ceux du graphiste. Si son domaine de prédilection demeure l’affiche, il est arrivé à Alain de s’aventurer sur d’autres supports. Au début des années 2000, il intervient régulièrement dans le journal Le Monde qui publie librement ses créations. La plupart portent un regard incisif sur l’actualité très chargée du tournant du millénaire. Dans la ligne de mire d’Alain, on retrouve George W. Bush et sa politique belliciste entreprise au Moyen-Orient. « Croisade contre l’axe du mal » disait l’autre, chasse aux mouches à coup de marteau répondra Alain.

affiche Nicolas Sarkozy Ego Alain Le Quernec

Certes, nous sommes déjà revenus plus en amont sur la fascination d’Alain Le Quernec pour les portraits présidentiels, mais on ne saurait résister à l’envie de présenter une autre affiche jubilatoire. Après les sept ans de malheur de VGE, la bêtise de Chirac, c’est ici l’hybris de Sarkozy qu’il pointe du doigt à l’aide d’un jeu de mot des plus limpides.

Hamlet affiche Alain Le Quernec Shakespeare Korsunovas le Parvis
(On ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs…) affiche produite à l’occasion du spectacle Hamlet, mis en scène par Oskaras Korsunovas en 2009.

L’affichiste engagé, c’est l’arbre qui cache la forêt

Célèbre pour ses affiches politiques, Alain Le Quernec a travaillé pour et investi bien d’autres secteurs. Dès ses débuts, il a consacré une importante partie de son travail au service de la culture. Nombre de ses affiches étaient et sont encore des commandes pour des théâtres, des festivals ou des concerts. Celle-ci fut produite en 2009 à l’occasion d’une représentation d’Hamlet mise en scène par Oskaras Korsunovas. Teintée d’humour, elle témoigne également de l’habilité de l’affichiste à jouer habillement avec les mots et les expressions.

affiche VOTE Donald Trump Alain Le Quernec
Vote, affiche produite par Alain le Quernec à l’occasion des élections américaines de 2020.

L’âge d’or de l’affiche est aujourd’hui révolu. Ce déclin, Alain n’en parle pas comme d’un drame, simplement comme la fin d’une mode qui, comme toutes les autres, était vouée à décrépir inévitablement. Les murs de France ont perdu leurs écailles, mais Alain reste fidèle à lui-même, à son mépris des icônes et des étiquettes et à son amour pour la liberté et la démocratie. Quoi de mieux pour finir ce portrait que de mettre en lumière une de ses dernières créations qui attaque sèchement Donald Trump ? Comme Hitler, Bush, Le Pen et bien d’autres avant lui, l’ex-président américain fait partie de ces personnages souvent moqués, mais qui ne devraient pas faire rire. Alain le dit en toute simplicité, sans se cacher :

Trump n’est rien d’autre qu’un criminel. C’est tout simplement criminel de stimuler les bas instincts chez les gens

Est-il vraiment nécessaire de décrire cette dernière affiche ? Un scalp blond brandit sur fond d’appel aux urnes lors des dernières élections américaines, scalp qu’il ne sera possible d’obtenir qu’en maîtrisant la lame tranchante de la démocratie.

Dix affiches pour saisir Alain Le Quernec… entreprise bien dérisoire. On ne saisit, on ne capture pas Alain Le Quernec. Il finit toujours par s’échapper pour voler au-dessus de nos carcans étriqués. En espérant que ce portrait soit tout de même parvenu à accomplir son ambition première : donner l’envie à ses lecteurs de plonger encore plus en profondeur dans « l’antre du monstre ». Si tel est le cas, on ne saurait que trop vous conseiller d’explorer le site officiel d’Alain Le Quernec, voire de regarder le documentaire réalisé par France3 Bretagne Colère d’Affiches qui retrace en détail le parcours et la carrière d’Alain.

En attendant l’exposition au public de Face au mur, le graphisme engagé de 1970 à 1990, au musée de Bretagne, n’hésitez pas à visiter l’exposition en ligne.

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