On connait Man Ray, le photographe de génie et surréaliste. Mais qui connait Lee Miller, celle qui, avec Kiki de Montparnasse, a partagé la vie du peintre et surtout son talent ? Whitney Scharer dans son premier roman redonne vie à cette femme injustement oubliée.

 

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Lee Miller en 1943. Photo David E. Scherman. ©collection National Portrait Gallery, London

« Belle soeur de », « amante de », « égérie de », « muse de », des formules toutes faites qui révèlent combien les artistes hommes, ou leurs biographes, ont phagocyté, volontairement ou non, l’existence de celles avec qui ils ont partagé leur art. Berthe Morisot, belle soeur de Manet était bien avant tout une grande peintre impressionniste. Dora Maar, qui inspira plusieurs dizaines de portraits à Picasso, fut d’abord une exceptionnelle photographe.

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En 1944, Lee Miller devient correspondante de guerre au sein de l’armée américaine et fait équipe avec David Sherman, photographe du magazine Life.

Lee Miller, qui partagea la vie de Man Ray de 1929 à 1932, sujet de nombreuses photos de l’artiste américain, fut aussi une grande photographe, apprenant dans la chambre noire de l’artiste américain les principes techniques avant d’expérimenter elle même ses propres idées en labos et dans la rue, pour devenir finalement, pendant la Seconde Guerre mondiale, une photo-reportrice entrant notamment à Dachau peu de temps après la libération du camp.

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Lee Miller photographiée par Edward Steichen pour Vogue en septembre 1928

Mannequin new-yorkais, d’une beauté exceptionnelle, travaillant notamment pour Vogue et de grands photographes comme Steichen, elle se lasse de n’être que sujet et veut devenir actrice de sa vie. De son père, omniprésent, écrasant, dont Whitney Scharer laisse transparaître par petites touches une relation ambiguë avec sa fille adorée et déifiée, elle a retenu le goût de la photo, de l’image. C’est à Paris que se fait en cette année 1929, la vie intellectuelle mondiale. Lee Miller débarque au Havre avec un vieux Graflex, dont elle ne sait se servir et qu’elle se fera voler rapidement. Munie de sa seule beauté, elle va bientôt rencontrer au hasard des cafés le monde qu’elle est venue chercher: celui des artistes, d’Eluard à Picasso en passant par Cocteau à Tzara.

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“Le violon d’Ingres”, 1924. © Man Ray Trust / ADAGP, Paris, 2013

Et bien entendu Man Ray, épuisé d’une très longue relation avec Kiki de Montparnasse, qu’il a immortalisée notamment dans cette célèbre photo de la femme violoncelle. Whitney Scharer décrit alors, dans un milieu parisien débordant de créativité, mais aussi de bassesse et de jeux de cour, le début de cette relation, relation d’artiste à assistante d’abord, puis d’artiste à modèle, puis d’artiste à élève, puis d’artiste à maîtresse, et surtout d’artiste à artiste. À travers ce Paris où Breton fait la pluie et le beau temps, les femmes ont du mal à exister en dehors de leur beauté et de leur corps. Picasso les regarde, s’en sert, les utilise, les jette et parfois les détruit.

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Lee Miller et Man Ray à Paris, janvier 1931. ¨Photo : Theodore Miller.

Bien naïve apparaît ainsi Dora Maar, qui pense partager un peu de génie du peintre catalan et entrer dans son oeuvre parce qu’elle photographie le peintre dans l’intimité de son atelier au moment de la création de Guernica. Plus subtile est la relation de Man Ray avec Lee Miller et le récit démontre, à défaut de volonté de partager l’espace de la création, du moins l’absence apparent de désir d’appropriation du travail de l’autre. Exemplaire est ainsi l’épisode de la découverte involontaire du procédé de la solarisation qui sera l’originalité de la deuxième partie de l’oeuvre de Man Ray et dont la création revient probablement à Lee Miller, oubliée très souvent dans l’Histoire.

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1945, Buchenwald. 2 gardiens du camp demandent grâce. Photo Lee Miller

Le roman monte ainsi en puissance montrant en détail comment la volonté émancipatrice de la jeune femme soucieuse de créer son univers photographique se heurte à une absence totale de reconnaissance de Man Ray qui ne voit en son amante qu’une femme, qu’un corps, mais jamais une artiste, une égale. Il se montre par son aveuglement et son absence d’empathie artistique aussi violent que Picasso. Il « tue » sans le vouloir quand Picasso « tue » en le voulant. Le style parfois maladroit, s’il s’attarde un peu longuement sur le désamour progressif de Lee pour l’homme Ray, en maniant parfois des facilités littéraires, est plus efficace quand il devient le support d’un parti pris qu’il faut bien appeler féministe. Lee Miller ne fit pas que développer les films de Man Ray ou montrer un visage parfait souligné par les effets volontaires de la solarisation. Elle fut aussi une créatrice talentueuse et le mérite principal de l’ouvrage est de montrer cette ascension intérieure. Lee Miller n’est plus désormais seulement l’égérie de Man Ray. Elle est une femme artiste.

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En exploration dans la maison abandonnée d’Hitler, David Sherman photographie Lee Miller dans la baignoire du dictateur le jour du suicide de ce dernier

À la fin du livre, comme toute exofiction, ce genre littéraire qui mélange biographie et liberté romanesque, on cherche à démêler les fils du vrai et du faux, des faits avérés et de l’invention. Certains s’en délecteront, d’autres seront un peu décontenancés. C’est tout l’attrait de ce genre de livre qui laisse place à l’interprétation et à l’imaginaire.

L’âge de la lumière de Whitney Scharer. Les Éditions de l’Observatoire. 440 pages. 23 €. Parution le 21/08/2019.
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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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