Après Accumulation ⧣ 1 – Peux-je aux côtés du poète Charles Pennequin en 2013, Dominique Jégou présentait samedi 1er février dernier sa dernière pièce chorégraphique Accumulation ⧣ 2 au Mac Orlan à Brest au cours du festival Désordre consacré aux « Musiques et mouvements indociles ». Cette pièce est le deuxième volet d’un triptyque. Remarquable !

 

Catherine Legrand et Dominique Jégou se tiennent tout au fond de la scène, l’un derrière l’autre, immobiles. Après quelques secondes, l’oiseau Catherine Legrand s’élance. Il la suit du regard d’abord puis s’avance à son tour dans le tourbillon de leur danse. Il répète ce qu’elle fait. Il semble la chercher, la poursuivre sans la voir. Il n’est jamais très loin d’elle. Le spectateur pourra imaginer qu’elle n’est peut-être pas réelle, peut-être un souvenir ou un rêve du danseur. Ou peut-être est-ce lui.

La parole arrive naturelle puis distendue, rendue synthétique par les manipulations d’Olivier Sens. La musique qu’il compose, pour partie en direct, épaissit l’ambiance mystérieuse et fragmentée de cette danse, une ambiance de film noir soutenue par l’éclairage de Ronan Bernard. Et ce je(u) asynchrone, toujours.

Catherine Legrand et Dominique Jégou
Catherine Legrand et Dominique Jégou

C’est une réflexion sur la mémoire qui est proposée. Le spectateur l’éprouve lui-même à la fin de la pièce, après avoir tâtonné face à cette danse superbe, mais avec une gestuelle complexe, indéchiffrable avec sa compilation de mouvements simultanés, ce jeu de synchronisation-désynchronisation, de danses en parallèle ou en miroir. Il se remémore tout lorsqu’il assiste à la rencontre entre les deux danseurs qui enfin se voient; se sourient; se répondent; s’imitent, enfantins, pour se signifier leur accord ou leur admiration, en tout cas leur joie de s’être enfin trouvés.

ENTREZ DANS LA DANSE …….

Dominique Jégou :  Dans One story as in falling de Trisha Brown, pièce dans laquelle j’ai dansé, le fait de travailler très lentement m’a fait m’interroger sur le sens de ce que je faisais. Je n’ai pu résoudre cette question qu’en transformant la partition de mouvements en partition d’actions. J’avais beaucoup d’informations nouvelles à intégrer, et nous étions dans un état émotionnel particulier, en suspension dans le temps, et cela était pour partie lié à l’inquiétude de ne pas savoir où nous allions, plus que d’habitude, et à l’absence de structure chorégraphique repérable pour nous les danseurs. Trisha Brown a travaillé ainsi pendant deux mois et demi et ce n’est que quinze jours avant la première qu’elle a compris ce qu’elle faisait. C’est un autre type de concentration et d’activité de travailler dans le lent. J’ai ressenti à ce moment-là qu’il y avait un autre registre de travail, de conscience. Le fait d’étirer le temps dans la danse permet de percevoir mon environnement complètement différemment ainsi que soi-même. Cela induit un autre type de mémoire, un autre type d’émotion. Pour préparer cette pièce avec Trisha Brown j’avais pratiqué deux de ses accumulations des années 70.

Pour Accumulation #2, il s’agit d’accumulations de contraintes qui génèrent un certain état de tension. Il ne s’agit pas de faire ce que l’on maîtrise déjà, mais plutôt de se mettre dans un état de non-connaissance et d’essayer de faire quelque chose intuitivement sans qu’il y ait de fixation sur un but à atteindre, but qui serait fixé à l’avance.

Nous abordons différents processus, liés à ce que vivent les danseurs au moment où ils dansent, que j’ai traités entre autres grâce à un système de contraintes appliquées à nos archives dansées, que nous rejouons en direct, d’une manière plus ou moins improvisée.

Nous avons travaillé plusieurs processus de traitement, notamment l’altération ou suspension. L’idée est que l’on commence à danser une archive puis on la suspend pour dériver en improvisation libre à partir de la sensation, de l’état dans lequel on se trouve. Par exemple, je commence une danse de Trisha Brown, je l’arrête et me laisse aller immédiatement dans les modes de jeu qui me viennent à l’esprit, en lien avec le fait d’avoir dansé cette archive. Ensuite je réintègre l’archive initiale un peu plus loin. C’est une danse trouée.

Un autre processus est le fait d’essayer de danser plusieurs archives de différents chorégraphes en même temps. Catherine et moi, nous faisons une expérience différente au même moment, mais c’est le même processus de danses superposées. Au départ, cette expérience est très perturbante puis nous trouvons chacun une manière de réaliser ces danses de façon simultanée, nous trouvons une sorte de fil. Ce qui m’intéresse, chorégraphiquement parlant, c’est de maintenir un endroit où ça grésille encore, où il y a de la friture ou un blocage, moments qui existent juste avant que l’on “maîtrise” la situation. C’est cela qui m’intéresse.

Mais le problème est que Catherine s’arrange assez vite de toutes ces contraintes. Elle réussit très facilement à tout associer, combiner. Donc l’étape suivante pour moi a été de rajouter d’autres contraintes de façon à maintenir Catherine dans une zone d’expérience où, bien que virtuose, elle n’y arrive pas encore tout à fait. En studio c’était passionnant d’assister à ces moments de recherche où elle est à la fois extrêmement concentrée et calme, ce qui n’était pas du tout mon cas.

Ce qui m’intéresse c’est le processus par lequel on construit quelque chose, la manière de trouver en soi un “endroit” qui permette de faire cinq ou six choses simultanément sans devenir pour autant schizophrène. À titre d’exemple Catherine danse un extrait de Jours étranges de Dominique Bagouet qu’elle mixe avec un module de Levée de conflits de Boris Charmatz. Au même moment elle tourne la tête de droite à gauche extrêmement rapidement tout en faisant des petits sauts et dit une partie du texte qu’elle entend dans l’oreillette. Cela fait cinq tâches simultanées et ce qui est intéressant c’est que la cinquième tâche est un texte qui parle de ce qu’elle est en train de faire : l’accumulation de contraintes à exécuter en restant le plus calme possible alors que sa respiration est très haletante.

En créant une nouvelle contrainte, on crée une tension entre ce que l’on connait déjà et ce que l’on ne connait pas encore, c’est cela qui m’intéresse. Ce qui me touche c’est de voir quelqu’un à l’oeuvre, en train de travailler, créer des liens avec plusieurs éléments de natures différentes.

Pour Accumulation #2 nous avons d’abord écrit la danse puis j’ai demandé à Olivier Sens de créer la musique. L’idée était de trouver des rapports distanciés avec la danse et même des moments de “non-rapport”. C’est une démarche assez différente de celle de John Cage qui découvrait le travail de Merce Cunningham le jour de la première et vice versa.

Dans notre projet la distance entre la musique et la danse se fait en terme structurel et aussi en terme de ton. Elle est totalement prise en charge par Olivier. Il y a des choses très distantes et d’autres hyper synchrones. Habituellement ce qui se passe quand on danse c’est de jouer avec les temps ou les contretemps. Nous, nous avons opté pour un déphasage parfois très très lent. On passe d’un dixième de temps à deux dixièmes puis à trois, etc., et on obtient une finesse de décalage très progressif que permettent les ear monitors. Ça, ce sont des choses qui sont calées, mais une autre partie de la musique est transformée en temps réel par Olivier.

Nous intégrons aussi à la danse un bout de texte de Ghérasim Luca ainsi qu’un autre Failing, a very difficult piece for solo string bass de Tom Johnson. Originellement, c’est une pièce pour un contrebassiste qui joue et parle en même temps : il parle de la manière la plus neutre possible alors qu’il joue une partition musicale très rapide. Nous avons repris ce principe avec l’idée que nous allions travailler avec une charge de contraintes de plus en plus forte. Et le texte que nous disons parle de cela. Tout en continuant la danse, il faut que l’on travaille sur la manière de rendre compte du texte. Certains passages du texte disparaissent, d’autres sont dits ensemble. Nous sommes attentifs à ce que dit l’autre et à quel moment il le dit. Par exemple j’entends Ghérasim Luca qui dit son texte, dans l’oreillette, et je le dis beaucoup plus lentement, mais au moment où je le dis, il faut que j’écoute ce qu’est la suite du texte de Ghérasim Luca et où en est Catherine, comment elle le dit.

Par rapport à notre présence sur le plateau, je pense que la première condition est que nous soyons nous-mêmes. Ces choses que nous avons à faire, nous ne les surjouons pas, nous les jouons. Et ce même si ces jeux ne sont pas toujours explicites. Nous ne sommes pas démonstratifs, nous essayons d’être nous-mêmes. C’est une condition pour que le public continue de regarder, s’identifie, continue de s’interroger et de se demander, par exemple, ce que fait Catherine, tout en percevant intuitivement ce que ça représente pour elle.

Au tout début de la pièce, je regarde Catherine danser. Elle reprend cinq éléments du Sacre du printemps de Pina Bausch que j’ai reconstruits chorégraphiquement. C’est comme une source, une dominique jégououverture en boucle. Toute mon attention est vers elle, je suis comme sidéré. J’attends de trouver une impulsion pour l’approcher, la suivre. Je suis dans un état qui me fait penser à des personnes qui sont en état de choc, qui n’arrivent plus à rien faire, ni à penser, ni à bouger. Elles peuvent être atones, aphones, mais n’en sont pas moins vivantes. C’est un état particulier.

C’est un peu mon idée de la danse. Ça n’est pas que du mouvement, la danse, c’est aussi l’inhibition du mouvement, comme à la fin du spectacle, où nous commençons une archive que nous inhibons immédiatement. Quelques fois, je suis perdu, dans un no man’s land, j’attends qu’il y ait un autre fragment d’archive qui me revienne en mémoire. Parfois, je rejoue une archive deux fois, ou je reviens à des mouvements plus prégnants que j’aime bien faire. Le fait d’insister va me permettre de réenclencher la mémoire. Catherine, elle, fonctionne tout autrement.

À la fin du spectacle, on se rapproche l’un de l’autre. L’aspect émotionnel de la proximité travaille cet accès à la mémoire d’une façon encore différente. Notre état change vraiment. Nous hybridons la mémoire et les contraintes que nous avons rajoutées pour nous découvrir dans des régimes d’activités différents.

 

CHORÉGRAPHIE : Dominique Jégou – DANSE : Dominique Jégou et Catherine Legrand – MUSIQUE : Olivier Sens – LUMIÈRES : Ronan Bernard

+d’infos :
les danses de Dom

Olivier Sens

Photos de Thomas Seité

 

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