« Ma naissance fut le premier de mes malheurs » : ces mots de Jean-Jacques Rousseau ouvrant les Confessions, Tess Lohan, aurait pu les faire siens. Figure centrale d’Academy street, roman de l’irlandaise Mary Costello, Tess, troisième et dernière fille d’une famille de six frères et sœurs, silencieuse et solitaire. La mort prématurée de sa mère la replie encore un peu plus sur elle-même. Et son père, taciturne et rugueux, est maladivement inapte à exprimer sa tendresse pour Tess. « Rien qu’une fois, elle aimerait qu’il soit content d’elle ».

academy street

Formée comme infirmière à Dublin, elle partira en Amérique, attirée par une liberté inconnue en Irlande, et encouragée par Claire, sa sœur adorée, mariée à un américain de New York. Mais là-bas l’existence de Tess n’en sera pas plus légère et facile pour autant. Elle y rencontrera David. Le jeune homme, irlandais comme elle, l’abandonnera après une unique nuit d’amour, mais restera jusqu’à ses derniers jours l’homme de sa vie. Cette « union brève et dévorante » donnera naissance à Théo que Tess élèvera seule. La vie américaine de Tess sera faite d’abandons et de deuils. Elle y perdra sa sœur Claire, de maladie. Venu vivre lui aussi de l’autre côté de l’Atlantique, son frère Oliver, avec qui elle aimait à se promener dans la ville, disparaîtra à son tour, « ce frère doré, aux yeux bleus, s’arrêtant pour écouter les notes d’un saxophone qui jaillissaient d’une fenêtre ».

« Tout ce que l’Amérique a apporté à cette famille c’est le malheur » lui dira Evelyn, l’une des sœurs de Tess, qu’elle retrouve en Irlande à la fin du roman. De grands moments de joie illumineront malgré tout son existence. Son fils sera le centre et le bonheur absolu de sa vie : « Les sombres matins d’hiver, il venait dans sa chambre et, somnolent, il se couchait sur elle et les battements de leurs deux cœurs se chevauchaient à travers le tissu ». Sa seule amie, la lumineuse Willa, sa voisine de l’immeuble du 471 Academy Street, quartier d’Innwood à New York, l’aidera à élever son petit garçon, épanoui et gai dans le giron de cette maman aimante et fusionnelle. Mais l’adolescence venue, le fils, en mal de père, se mettra en quête de son géniteur. C’est Tess qui le retrouvera en tombant, stupéfaite, sur un article du « New York Times » annonçant le mariage très mondain de David, devenu avocat d’affaires, avec une hôtesse de l’air de la Pan’Am. Un insondable sentiment d’abandon l’envahira à nouveau d’autant que Théo lui reprochera d’avoir renoncé trop tôt à retrouver la trace de ce père enfui comme un voleur.

 « Le bonheur est fragile par nature, il contient les prémices de sa propre mort. »

Le fils, devenu adulte, s’éloignera de sa mère quand il décidera d’un métier, « trader », et d’une vie de couple avec une jeune newyorkaise. Théo retournera vers elle, malgré tout, un peu plus tard, et la réchauffera à nouveau de son amour. Jusqu’à un certain matin du 11 septembre 2001…

La solitude sera le lot de cette femme effacée, généreuse et pure, qu’elle comblera dans la lecture, dernier refuge à son sentiment d’abandon et ultime rempart à ses angoisses : « Ce à quoi elle avait toujours aspiré – connaître la beauté, l’amour, le sacré -, elle le trouvait dans les livres. Elle se dérobait au laid, au vulgaire, mais jamais à la souffrance ou à la douleur de la honte, devinant dans l’âme de l’auteur des efforts colossaux qui visaient à transcender ces dispositions, à extirper de la blessure ou de l’angoisse une révélation, un aperçu, qui élèveraient le personnage comme le lecteur vers un nouvel état de grâce […]. La pensée qu’à une époque lointaine, une personne –un étranger qui écrivait à son bureau- avait su ce qu’elle savait, ressenti ce qu’elle ressentait dans son cœur plein de vie, lui donnait confiance et force. Il est comme moi, se disait-elle. Il partage mes sensations. »

Rentrée au pays pour y enterrer son dernier frère, Denis, elle y demeurera le reste de ses jours, laissant mélancoliquement s’écouler la vie, « rien que du temps, et des tâches allégées par le souvenir de l’amour et des jours comme tous les autres où elle mettrait un pied devant l’autre et poursuivant sa route, obéissant au destin ».

Mary Costello signe là un premier roman, sobrement et magnifiquement écrit, d’une rare puissance émotionnelle, et traversée d’une infinie tendresse pour le personnage de Tess. De prestigieux aînés en littérature l’ont lu avec passion, tels J.M. Coetzee ou bien encore Ron Rash qui a écrit : « Intensément émouvant mais jamais sentimental, Academy street est une profonde méditation sur ce que Faulkner appelait « le cœur humain en conflit avec lui-même. Avec Tess Lohan, Mary Costello a créé là l’un des caractères les plus achevés de la fiction contemporaine. Cet ouvrage est une merveille. » Academy street a obtenu l’Irish Book of the Year Award en 2014.

Academy street, de Mary Costello, éditions Point, 2016, 192 p., isbn 978-2-7578-5897-4, prix: 6.50 euros.

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