Dans Tropical Malady, un mort (tel celui que les militaires découvrent à la lisière de la forêt au début du film) peut encore bouger. Un homme (l’oncle) peut se souvenir de ses vies antérieures. Un chien couché sur la route peut, le plan suivant, lécher le poing de son maître. Ce même maître, qui aimait que les femmes le regardent dans le bus, pourra lécher le poing d’un autre homme. Et puis partir, d’un coup. L’âme y est versatile. Elle ne se définit pas par ses états, mais par ses mouvements et ses métamorphoses.

Un vivant peut être malade, mourir, devenir un animal, un chien, un tigre, se recouvrir de boue. Et l’homme changé en chien, s’il change son amant en tigre, peut devenir chasseur. Comme les pierres du lac, qui deviennent des lingots d’or, et, dès qu’on les quitte, se changent en crapauds.

tropical maladyTout échappe. Le monde n’est pas une réalité tangible. La vie n’est pas certaine. Apichatpong Weerasethakul filme l’univers comme quelque chose d’infiniment fragile, anecdotique, conte miniature faisant partie d’un conte plus vaste, et contenant en lui des contes plus petits encore qui rappellent la présence de ce conte plus vaste les englobant tous. Il y a comme une intermittence du visible : plusieurs images pour une même histoire, plusieurs corps pour une même âme, plusieurs récits pour un même fait. Ce qui semble au-dessus de tout, c’est la chanson, qui traverse les plans ; la parole, qui brise les images, révèle leur multiplicité.

Et le film lui-même n’est pas ce qu’on croit. Un second générique en son milieu le défigure. C’est-à-dire qu’il lui ôte sa première figure, et lui en donne une autre. De chronique d’un flirt, il devient fable mystique d’Asie du Sud-Est. Deux masques pour un seul film. Nul ne prédomine. Tout est masque, fabulation d’une vérité qui échappe.

Le film pose cette question : que devient la romance, le souvenir d’une romance ? Quelle persistance (cosmique, pourrait-on dire) peut avoir un amour passé ? Quelle issue, sinon mystique ou du moins fabuleuse, pour l’irrésolution d’un désir ?

L’homme qui aimait, devenu chasseur de tigre, perçoit dans la jungle des empreintes monstrueuses, des cris bestiaux. Il perd le signal radio qui le relie au réel. Il tremble, il guette. Les singes viennent lui parler. Son désir n’est pas tant de tuer le tigre que de le rencontrer. S’il succombe à l’attaque, s’il meurt, son désir sera également exhaussé. Vie et mort, comme fable et chronique, sont équivalents.

Apichatpong Weerasethakul profite de cette seconde partie pour élaborer toute une esthétique de l’insondable : traces, bruits inidentifiables et privés de leurs sources, cimes des arbres s’élevant et se perdant dans le ciel nocturne, torche au rayon limité tentant de rationnaliser la complexité d’une jungle… A cette esthétique s’ajoute une érotique : celle de l’approche, de la rencontre et de la capture. Les hommes se tiennent debout dans la jungle, debout dans la nuit, et ils attendent l’effroi.

C’est cette même attitude, érotique, donc, qui semble être celle du cinéaste face au monde. A la fin de la première partie, la caméra, embarquée à l’arrière d’un camion, filme la rue, un marché nocturne, des lampadaires. Soudain, on aperçoit sur un trottoir quatre hommes qui en frappent un cinquième, à terre. Les frappeurs voient la caméra, sans doute. Ils courent en sa direction, jettent quelque chose, brandissent leur poing, mais le camion les passe. C’est cette rencontre, avec une violence inattendue, avec une scène de rue sans doute réelle – ce surgissement du documentaire dans la fiction – qui passionne Apichatpong Weerasethakul. Il fait du cinéma, parce qu’il pense qu’il peut se passer quelque chose. Tous ses films tentent de savoir quoi, mettant en place des systèmes pour collecter des réponses, comme les grigris qu’on place au-dessus des lits pour attraper les mauvais rêves. Ce cinéaste est un chasseur. Il se tient debout dans la nuit, il tremble un peu, il guette.

 

Tropical Malady

Prix du Jury au Festival de Cannes en 2004
Première sortie : 24 juin 2004 (Thaïlande)
Réalisateur : Apichatpong Weerasethakul
Durée : 125 minutes
Scénario : Apichatpong Weerasethakul
Acteurs : Sakda Kaewbuadee, Banlop Lomnoi, Huai Dessom, Sirivech Jareonchon, Udom Promma
Directeurs de la photographie : Jean-Louis Vialard, Jarin Pengpanitch, Vichit Tanapanitch

 

Article précédentSwimming room Hagar Tenenbaum en solo
Article suivantRoland Michel Tremblay, Entretien avec le trublion de la littérature québécoise
Antoine Mouton
antoine.mouton [@] unidivers .fr

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici