Séverine Danflous est enseignante (en Lettres modernes) et chercheuse. Écrire la faim : Franz Kafka, Primo Lévi, Paul Auster – Préface de Jean-Yves Masson – est son premier et très stimulant essai publié au printemps 2015 chez L’Harmattan.

 

Unidivers : Dans votre premier essai, vous mettez en parallèle les destins de trois monstres de la littérature : Kafka, Auster, Lévi autour d’une thématique bien ciblée : la faim et l’absence de nourriture. Pouvez-vous en rappeler les principaux contours et dire la nécessité de cette interrogation pas banale ?

séverine danflousSéverine Danflous : Pourquoi ce thème ? Tout d’abord, il a pris forme à la fin de mon premier travail de recherche sur Kafka qui s’intitulait « Poétique de la dispersion ». Le paradoxe de découvrir un Kafka en train de mourir de faim et de soif parce que la tuberculose avait envahi son larynx et l’empêchait même de parler (il communiquait à l’aide de feuillets que l’on a appelés les Paperoles) et qui pourtant continue à écrire, corriger ses textes et corriger précisément « Un artiste de la faim » (nouvelle qui met en scène un artiste se produisant dans les cirques, les foires pour faire admirer son jeûne ; c’est-à-dire un art de l’extrême et de la limite puisqu’il existe à peine et se produit aux frontières de la mort)… bref, ce paradoxe m’a fascinée au point de m’engager à travailler sur ce thème. Très naturellement, je me suis tournée aussitôt vers Hamsun et son roman « La Faim », ainsi que vers Auster qui avait écrit un essai intitulé « L’art de la faim » et dont les personnages toujours sujets à une économie de la perte ou plus exactement de la dépense, se condamnent à une forme de privation. Privation qui les pousse à faire durer (« to last » est un verbe essentiel chez Auster) la nourriture tout autant que le texte sur lequel ils travaillent ; le faire durer jusqu’à ce qu’ils soient avalés par lui, jusqu’à l’anéantissement de leur être dans la page blanche. L’exemple le plus probant se trouve dans « Cité de verre » (premier tome de « La Trilogie New-Yorkaise »), le détective Quinn réduit à l’essentiel, essayant de se maintenir en vie, de durer dans une poubelle tout en poursuivant sa quête-enquête, s’efface brusquement au détour d’une page blanche de son carnet qui n’en possède plus.

Knut Hamsun

Par ailleurs, puisqu’il s’agissait à l’origine d’un travail universitaire destiné à être soutenu à la Sorbonne, j’ai dû abandonner Knut Hamsun, qui me tenait tant à coeur, ne pouvant décemment pas l’étudier dans sa langue d’origine. C’est alors que Primo Levi s’est imposé à moi, dans la mesure où, bien entendu, il subit sa faim et il ne s’agit nullement d’un choix artistique délibéré de sa part, mais d’une faim imposée par d’autres. C’est le chapitre intitulé « Le Chant d’Ulysse » notamment qui associait la littérature, la mémoire et la soupe que j’ai voulu envisager afin de ramener l’étude vers sa portée philosophique et poétique. Ainsi, Primo Levi de corvée de soupe avec Jean Samuel (appelé Pikolo) veut répondre à la demande de ce dernier, lui enseigner des rudiments d’italien et il dérape sur l’origine même de la poésie italienne : Dante et son Enfer. L’Enfer poétique, métaphorique est devenu réalité à Auschwitz.

primo lévi

Et malgré les conditions d’existence qui réduisent ces hommes à la survie, à la lutte acharnée pour un morceau de pain, Levi triture sa mémoire en quête du vers juste et explique qu’il serait près à donner sa soupe du jour pour retrouver les vers qui lui manquent. Cette proposition si extrême dans ces conditions renvoie à l’idée que la littérature peut sustenter, qu’elle est pour l’Homme un besoin aussi vital que la nourriture, que l’on se nourrit de mots autant que de mets. Sartre demandait « Qu’est-ce que la littérature dans un monde qui a faim ? » ceux que j’appelle les « artistes de la faim », à la suite de Claude Vigée, pourraient lui répondre : Tout.

U : Dans ce livre (réussi), en maniant souvent la métaphore, ou l’allégorie,  vous explorez toutes les pistes de réflexion : qu’elles soient, philosophiques, psychologiques, et/ou spirituelles, comme vous l’a écrit Serge Bressan. Si l’on devait choisir, laquelle a eu votre primeur ? Quelle est celle que vous avez voulu privilégier dans vos démonstrations ? Un détail : pourquoi ne pas avoir parlé de François Villon, qui, on le sait, volait pour manger ?

séverine danflousSéverine Danflous : Ma piste de réflexion privilégiée, je pense que vous l’aurez compris dans ma réponse précédente, est avant tout d’ordre poétique et philosophique. Écrire la faim tient lieu de réflexion sur la place de l’artiste dans le monde et la place qu’occupe l’art dans sa vie. Le sacrifice de soi au nom de l’art. C’est d’ailleurs le sujet de la nouvelle de Kafka intitulée « Un artiste de la faim » (Bernard Lortholary préfère « Un artiste du jeûne ») : où commence et finit l’art de celui qui livre son corps famélique en pâture à un public indifférent ? Kafka entretenait lui-même ce rapport extrême à son corps et à ses textes, un rapport ascétique.
Quant à Villon, j’aurai pu y faire allusion, j’ai préféré faire allusion à Rimbaud ou Yeats, Dante ou Whitman. Sans doute, pour des raisons de proximité littéraire avec les auteurs choisis, d’affinités électives qui deviennent forcément sélectives ; il est difficile d’embrasser toute la littérature alors que le sujet demeure très ciblé.

U : Précisément, parler de la faim ou du plaisir de pouvoir manger à sa faim, n’est-ce pas une façon de parler de la vie qui danse avec la mort, et réciproquement ? Ou bien des mots qui mettent en appétit, ou auxquels on se raccroche pour justifier son désir de vivre ? Et de survivre ?

Séverine Danflous : Absolument. Ce que cherchent les auteurs que j’ai choisi d’envisager, c’est justement conjurer la mort par le verbe qui tient pourtant lieu de nourriture, essayer de lutter encore alors que la mort les taraude et qu’ils savent qu’elle doit gagner à la fin. C’est parler/écrire encore, malgré cette fin et finalement dépasser les limites du vivant. Écrire la faim revient à produire un art de pure transgression, un art qui franchit les limites de la vie et de la mort. Non seulement c’est une littérature du risque et de l’extrême où l’on danse sur la corde, mais c’est une littérature qui se sert du risque pour exister. Blanchot avait une belle formule pour parler de cet extrême littéraire, il disait : « il faut mourir pour pouvoir écrire »… Au fond, c’est donner son corps à la littérature et faire ainsi une expérience (au sens fort de Bataille) c’est-à-dire vivre la littérature, jusqu’à perdre ses propres contours et devenir un corps-texte. L’écriture est un exercice exigeant qui conduit aux limites de la vie et de la mort. J’espère que c’est assez clair et que je ne fais pas trop de raccourcis. La pensée chemine et se construit sur l’espace physique du livre où les mots se posent et c’est parfois contraignant de la condenser.écrire la faim

U : Vous êtes Professeur de Lettres modernes. Que lisez-vous actuellement ? Lisez-vous des romans contemporains ou des essais ? Que pensez-vous de l’enseignement  littéraire tel qu’il est aménagé dans les classes du second cycle ? Et des programmes ? Qu’avez-vous pensé des derniers sujets du bac français et de la polémique née autour du texte présenté de Laurent Gaudé ?

Séverine Danflous : Qu’est-ce que je lis ? Beaucoup de littérature étrangère  (à titre d’exemple les derniers livres marquants que j’ai lus sont « Le ravissement des innocents » de Taiye Selasi et « Karoo » de Steve Tesich, « Super triste histoire d’amour » de Gary Shteyngart également), mais aussi quelques auteurs français que j’estime énormément (J.J. Schulh, E. Reinhardt, E. Laurrent, J.-P. Toussaint, Marie N’Dyaie, E. Chevillard, H. Frappat…). Des essais, évidemment, sur la littérature, le cinéma (énormément d’essais sur le cinéma), la photographie. Et évidemment beaucoup d’auteurs dits classiques : Balzac, Mme de La Fayette, Dostoïevski, Proust, Woolf, Joyce, Borgès, Faulkner, Duras, Tchekov… et Kafka.

Concernant l’enseignement de la littérature dans le secondaire, très sincèrement, il est élaboré de manière à laisser une assez grande latitude, une assez grande liberté de choix aux professeurs par rapport aux oeuvres à étudier, aux tableaux à envisager et aux films à aborder. C’est plutôt intéressant et riche, mais je vous parle du lycée, cela fait un peu trop longtemps que je n’ai pas enseigné en collège. Quant à la polémique des sujets du bac en première S et ES avec le texte à commenter de Laurent Gaudé… Que dire ? Je le connais mal, n’ai jamais été attirée par l’univers de ses romans qui sont souvent étudiés et se trouvent dans les Manuels en extraits. La surprise venait sans doute de ce choix en lieu et place de Racine ou Ionesco et puis de proposer son travail dramaturgique alors qu’il est plutôt appréhendé en tant que romancier. Alors oui, un Koltès ou plus récents Novarina ou Pommerat arentree-litteraire-2015-entretien-severine-danflous-ecrire-la-faimuraient sans doute été préférables ; d’autant que la littérarité de son texte n’était pas criante.

U : Quels sont vos autres projets d’écriture ? Écrivez-vous de la poésie ?

Séverine Danflous : Work in progress, ça fait bien deux ans que je suis sur un projet de roman autour de la Cinémathèque et du Cinéma à l’ère du numérique. L’histoire d’un travail artistique et collaboratif qui peine à se construire, une sorte de roman dans le roman (j’aime bien les mises en abyme). Mais c’est très ambitieux, les cours, les travaux pour le cinéma dans le secondaire, la famille et les diverses occupations me laissent trop peu de temps. Ceci étant dit, il apparaît souvent que l’on travaille mieux dans l’urgence, le temps morcelé, mal découpé… alors on verra si cela voit le jour. J’espère vivement et y travaille.
Enfin, oui, je lis de la poésie, énormément de poésie (Du Belley, Labé, Ronsard, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Gautier, Apollinaire, Desnos, Reverdy, Aragon, Char, Artaud, Luca, mais aussi Plath, Celan, Rilke, Yeats, Whitman, Dickinson, Akhmatova, Maïakovski, des haïkus japonais… pas utile d’ailleurs de reproduire cette litanie, il en manque beaucoup en outre) et cela m’aide à écrire, capter des mots, leur puissance,  les saisir pour aller à l’essentiel. Curieusement c’est la poésie qui aide à fuir les épanchements de la phrase, elle a un rapport plus immédiat, plus direct au monde et aux choses, plus magique et lumineux aussi. Montaigne l’appelait « la langue originelle des dieux ».

Séverine Danflous Ecrire la faim, éditions L’Harmattan, 2015, 222 pages, 20, 90 €

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Laurence Biava
Écrivain et chroniqueuse littéraire, Laurence Biava contribue à plusieurs revues culturelles. Elle a créé, en 2011, l’association Rive gauche à Paris afin de créer et de soutenir des événements culturels liés au milieu littéraire ainsi que deux Prix littéraires. Le premier, le Prix Rive gauche à Paris, rend hommage à l’esprit rive gauche parisienne depuis le 19e siècle, et récompense une œuvre littéraire en langue française, qui privilégie la fiction. Le second, le Prix littéraire du Savoir et de la Recherche, est tourné vers tous les savoirs et les sciences.

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