Que veut-on dire exactement quand on pose que tel ou tel criminel est un monstre ?
Certes, une telle appellation exprime d’emblée un violent sentiment de rejet, d’effroi, de honte et de scandale à l’égard du crime commis ou de son auteur. La foule s’agite dans un brouhaha inintelligible, elle réclame instamment des têtes et du sang, elle vocifère et hurle contre l’infamie et se tient toujours prête à en découdre avec l’infracteur. Il n’est pas rare que, comme dans un jeu de miroir, face aux monstres, la folie monstrueuse et vengeresse ne soit jamais loin !
Mais il subsiste quelque chose d’opaque, d’incompréhensible, de mystérieux dans l’acte même d’accusation systématique et virulente portée contre l’infracteur quand on le subsume sous la catégorie du monstrueux. Car il est frappant de constater que, quand on cherche à définir ici ce dont on parle, les mots manquent, on est laissé sans voix, et la colère et la violence se donnent comme les seules ripostes disponibles. De plus, à ce trouble énigmatique s’ajoute la question de la représentation culturelle de la monstruosité.
De fait, le monstre n’est pas perçu de la même manière selon les cultures, les époques et les géographies qui en façonnent chacune, et à chaque fois, l’image, les discours, les usages, les pratiques. Dès lors, il y a lieu de se demander ce qui précisément, face aux criminels qu’on compare à des monstres, suscite l’effroi et le scandale et pourquoi les réflexes de dégoût et de haine résultent presque systématiquement du face-à-face avec eux. A cette fin, il sera utile de convoquer quelques figures historiques ou littéraires de la monstruosité, de manière à mieux percevoir ce qui aujourd’hui en détermine sinon le contenu, du moins les contours.

Le monstre comme l’expression d’un contre-ordre naturel ou divin

Il est usuel de rappeler que le monstre révèle d’abord une sorte d’entorse faite à la nature. En effet, si la nature est perçue comme possédant ses propres décrets et régularités, si elle se définit comme ce sur quoi il convient de se conformer, d’inféoder ses pensées et sa conduite, ainsi que le concevaient les Anciens, il en résulte alors que tout écart aux lois naturelles porte atteinte à la bonne marche naturelle des choses, et menace l’équilibre du tout. Pour les Grecs de l’Antiquité, qui voyaient effectivement en la nature le modèle et le lieu de l’indexation du vivre-ensemble, le monstre ne pouvait apparaître autrement que comme l’être de la transgression de l’ordinaire naturel et comme ce « quelque chose » par lequel advient la possibilité d’une secousse fracassante contre l’idée de belle harmonie, décidément chère aux cosmologies antiques.

Dès lors, c’est parce que le monstre introduit un déséquilibre, interrompt le cours naturel des choses, viole l’ordre même de la nature qu’il fait l’objet d’une violente réprobation :  le difforme, l’infirme sont vivement perçus comme monstrueux, en ceci que, par leurs défauts de nature, si infimes soient-ils, ils donnent immédiatement à voir une anomalie naturelle ou biologique, et, par là même, expriment d’emblée la brisure de l’ordre naturel ou divin. À l’intérieur d’une culture grecque où l’idée d’ordre et d’équilibre entre les parties caractérise fortement le lieu du vrai et du beau, où la finalité de l’existence consiste à se conformer aux lois inflexibles du cosmos et à occuper pleinement une place préétablie, il va de soi qu’une simple défaillance ou défectuosité naturelle ne peut être vécue que comme une sorte d’infraction à la nature et éprouvée sur le mode du possible et redoutable retour du chaos.

Ce n’est donc pas un hasard si, déjà, la littérature homérique fait grand cas de la figure du monstre, en mettant en scène quelque héros combattant le mal figuré par des êtres difformes, démesurés, laids, car le monstre condense à lui seul l’élément négatif qu’il importe de chasser, à savoir précisément la contre-nature. Lorsque Héraclès combat, par exemple, l’Hydre de Lerne – ce monstre marin épouvantable qui possède plusieurs têtes qui repoussent dès qu’elles sont tranchées et dont une est immortelle, et qui exhale un souffle empoisonné -, il s’agit pour le héros de combattre son contraire, l’antihéros qui se matérialise comme anti-nature, et ce de manière à redresser l’ordre naturel initial des choses, à rétablir l’état du bon ordonnancement antérieur, à vaincre l’apparition de la moindre protubérance hideuse et difforme de la nature. De ce point de vue, on le comprendra, le monstre caractérise l’anti-monde, un univers paradoxal qui est désorganisé, brûlant, chahuté de toutes parts.

Par suite, le monstre laisse poindre l’émergence d’un monde naturel désormais fragilisé, placé sous la menace imminente de la confusion des éléments représentés par le feu, l’air, la terre et l’eau, un monde exposé tant au mélange des genres et des sexes, à travers notamment l’hermaphrodisme et les enfants siamois, qu’à un mixte de vie et de mort illustré par les enfants mort-nés et, plus récemment, par le truchement de la littérature, par la figure du vampire. Pareillement, dans une culture dominée par plusieurs siècles de christianisme, il n’y a rien d’étonnant à ce que les monstres soient pourchassés pour hérésie, en vertu d’une nature contre naturelle mettant en péril les décrets religieux, dès l’instant où, par leur drôle de nature et leurs bizarreries, ils en viennent à contrarier les rites et les sacrements religieux. Un hermaphrodite peut-il se marier ? Si oui, avec un individu de quel sexe ? Et des enfants siamois peuvent-ils recevoir le baptême ? Et doit-on, dans ce cas, procéder à un ou à deux baptêmes ? Autant de questions qui ne peuvent que bousculer l’ordre établi…

S’il était, bien sûr, trop long de révéler, par l’exhumation des textes, toutes les tares de la nature qui ont été traquées tant sous l’Antiquité que sous la féodalité, et qui ont été placées sous le signe de la monstruosité, il y a toutefois lieu de mentionner le point suivant : le monstre, en tant qu’il représente une puissance de dislocation de l’ordre naturel ou divin, est une entité criminelle. C’est là que le rappel de l’étymologie du mot monstre s’avère utile : en effet, teratos, comme monstrum, signifie prodige, avertissement. La présence du monstre augure effectivement quelque chose de mal, de chaotique, d’instable et d’impropre à l’ordre naturel ou divin, et doit être, à ce titre, éliminée sur le champ. Par où l’on voit qu’il existe, au sein même des lois naturelles et religieuses, une condition, un élément négatif, un envers qui préfigurent la possibilité de leur renversement. Un être à deux têtes et à un corps, et un être à une tête et à deux corps, de même qu’être mi-homme mi-animal, ainsi du Minotaure, ont longtemps été perçus comme l’avertissement d’un mauvais présage et le symbole d’une anti-nature ou d’une animalité démoniaque qu’il faut tuer, à la manière de Thésée. Autant la crainte d’être dévoré par la créature tentaculaire ou serpentine, qui peut être hautement symbolisée, par exemple, par la pieuvre Scylla en tant que créature qui se situe au croisement des deux sexes – compte tenu de son apparence faite de charmes tout féminins et de tentacules ressemblant à des phallus -, que la peur d’être ravalé au piètre rang de l’animalité et d’être ramené à un âge antérieur à celui de l’adulte, imposent l’exigence de se dresser durement tantôt contre l’anti-nature pour recouvrer l’équilibre initial, tantôt contre le mal et le Malin pour sanctifier le monde.

La criminalité du monstre procède, on le voit, de l’entrelacement confus de la nature et de son altérité, à savoir la contre-nature. Elle réside dans cet élément négatif qui est à la fois résistant et perturbateur à l’égard d’un équilibre antérieur, d’une harmonie préexistante, d’un monde tant sanctuarisé que sanctifié, et c’est cet élément qu’il convient dès lors d’extirper ou d’exorciser rapidement. Sur le plan symbolique, le monstre se donne comme la figure renversée du héros ou du saint. La figure du monstre, illustrée par le mélange des genres, le mixte des caractères, la double personnalité ou, dans une perspective freudienne, l’association du surmoi et du ça, a été magistralement rendue par R. Stevenson dans Le cas étrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde.

Le monstre comme motif de la répugnance

Si la figure du monstre se caractérise comme celle par laquelle entre en crise l’ordre naturel et divin, si elle revêt également l’aspect de ce que l’on pourrait nommer « l’inquiétante étrangeté », ces dimensions du phénomène monstrueux n’en épuisent cependant pas le contenu. Car, une chose est d’être aux prises avec les pires frayeurs dont le propre est de faire vaciller le socle des représentations habituelles, autre chose est d’être confronté à un sentiment d’écœurement et de dégoût ouvrant sur l’expérience du malaise. D’où vient donc l’espèce de haut-le-cœur que ressentent ceux-là mêmes qui vomissent injures et invectives contre les monstres-criminels, et qui ne manquent pas de réclamer l’application ou le rétablissement de la peine de mort ? Comment comprendre la puissante haine qui les anime et qui, à leur insu et à leur tour, les métamorphose en des monstres odieux, vindicatifs, crachant le feu de la rage diabolique ?

Pour tenter de révéler quelque rouage de cette dynamique de la répulsion et de la révulsion devant la figure du monstre, il y a lieu de faire un léger détour par la grande littérature qui est source d’enseignements. Il est un monstre intéressant en ce qu’il est à la rencontre du grotesque, qui prête à rire, et du désespoir, qui nourrit malheur et tragédie, à savoir Gargantua. L’un des traits du génie de F. Rabelais consiste notamment en ce qu’il a su rattacher subtilement la dimension du grotesque et celle du désespoir, deux dimensions dont la parenté est, soit dit en passant, évidente pour  E.M. Cioran :

Que le grotesque cache le plus souvent des tragédies qui ne s’expriment pas directement, c’est là une évidence pour qui saisit les formes multiples du drame intime. (…) Au désespoir succède une inquiétude pleine de tourments. Que fait donc le grotesque, sinon actualiser et intensifier la peur et l’inquiétude ? [cf. E.M. Cioran , dans Œuvres, Sur les Cimes du désespoir, « Le grotesque et le désespoir », Paris, Gallimard (coll. Quarto), 1995, p. 29].

Il n’est pas inutile de rappeler que la monstruosité de Gargantua est naturelle et de naissance : à l’issue de onze mois de gestation, il est né par l’oreille de sa mère, comme Bacchus de la cuisse de Jupiter, et il est dit de lui qu’il est le fruit d’un « enfantement étrange et contre-nature ». Par où l’on voit déjà que Rabelais réactive d’emblée les aspects antiques et immémoriaux de la catégorie du monstrueux, en la référant à l’horizon d’un ordre naturel ou divin ; mais, ce faisant, il va lui ôter toute dimension liée à la catégorie de l’extraordinaire ou de l’envoûtement. Et, de fait, ce géant est l’enfant de Grandgousier, son père, et de Gargamelle, sa mère, qui est spécialiste pour préparer et manger à outrance des plats de tripes. Il est né en hurlant : « A boire ! À boire ! À boire ! » (voir le chapitre VI).

La monstruosité du personnage ne réside pas seulement dans son penchant démesuré pour l’alcoolisme, mais aussi dans son inquiétante énormité : il n’a pas plus tôt vu le jour qu’il possédait déjà « 18 mentons » et que, pour l’allaiter, il convenait d’amener pas moins de « 17913 vaches », se plaît à préciser l’auteur (voir le chapitre VII). Outre son énormité, sa monstruosité apparaît également dans son animalité : manger, boire et dormir sont les activités favorites de Gargantua. Il « pisse sur ses souliers », « chie en sa chemise » et « se mouche dans ses manches » (voir le chapitre XI). La monstruosité de Gargantua atteint son apogée dans la leçon qu’il donne sur « le moyen de se torcher le cul » (chapitre XIII) : tantôt avec l’étoffe en soie d’une demoiselle, tantôt avec le pelage d’un chat qui griffe, tantôt encore avec les gants parfumés de sa mère ou à l’aide d’un rideau. Mais le plus sûr et agréable moyen, selon Gargantua, de se livrer à ce plaisir consiste à faire usage d’un « oyzon bien dumeté » [= oisillon bien duveté ; T. Ferri], à condition qu’on tienne sa tête entre ses jambes, car cela permet de « sentir au trou du cul une volupté mirifique ».

Si Rabelais prévient, dans le préambule de son livre, que celui-ci n’est rien de moins qu’une fiction destinée à faire rire, il n’en demeure pas moins que se dessine déjà en arrière-plan quelque idée sérieuse, et qu’il réunit ici les éléments de la catégorie du monstrueux, à savoir le gigantisme, le contraste dans les formes et les proportions, l’alcoolisme, l’animalité, l’absence d’éducation, la saleté grossière et écœurante poussée à son paroxysme. C’est que la monstruosité de Gargantua est de naissance et de sang, elle est inscrite en lui comme au fer rouge, et à la manière dont son sang coule en ses veines. En enracinant la catégorie du monstrueux dans le registre du biologique comme une excroissance odieuse et une tare immonde de la nature, Rabelais rattache le monstre à la catégorie d’une contre-nature naturelle. Il n’y a donc pas lieu de rechercher dans un en-deçà ou dans un au-delà de la nature la dimension antinaturelle de la monstruosité, il suffit de regarder autour de soi pour constater sa présence, son immanence, sa naturalité. Le monstrueux rabelaisien ne caractérise donc pas l’exception de la contre-nature, mais une dimension familière et intérieure à la nature, en tout cas quelque chose comme une dérive intrinsèquement possible de la nature. Le monstre rabelaisien se signale ici par son identité (ce qu’il est) et par ses actions (ce qu’il fait) :

D’une part, en ramenant la figure du monstre à un aspect de la nature, en la rattachant au processus de la naissance, Rabelais ouvre la voie à la théorie de l’association du monstre et du criminel-né tel qu’on la retrouvera exposée trois siècles plus tard, sous une forme assez sophistiquée et prétendument scientifique, à l’intérieur des travaux de l’école positiviste italienne, et tout particulièrement sous la plume de C. Lombroso. En effet, l’auteur de l’homme criminel dresse le portrait des criminels à partir de données morphologiques et ataviques, et fait dériver l’éthique de l’Outlaw d’une description craniologique et étiologique de son physique, ravalant, du même coup, sa nature dans la sphère animale, de laquelle, du reste, il ne saurait aucunement s’affranchir. Le délinquant est tel en vertu de lois naturelles inscrites en lui dès la naissance, impliquant pour lui l’impossibilité de résister à son orientation criminelle. Pour illustrer ce point, citons ce texte emblématique du père de l’anthropologie criminelle, qui dépeint les caractéristiques de la femme criminelle :

Maintenant, comme on le voit sur la pl. XII [=planche XII], bien qu’elle n’ait que neuf ans, elle a le type le plus complet du criminel né : physionomie mongolique, mâchoire et zygomas énormes, sinus frontaux, nez camus, prognathisme, asymétrie, et par-dessus tout, précocité virile[…] La précocité et l’aspect viril sont deux caractères qui sont plus particuliers à la femme criminelle et qui trompent davantage dans la désignation du type. (cf. C. Lombroso, La femme criminelle et la prostituée, Éditions Jérôme Million, 1991, p. 289).

D’autre part, si le mode opératoire du monstre gargantuesque reste celui de la force surnaturelle et de la démesure dans ses rapports au monde, il perd néanmoins de sa superbe et n’est plus apte à la séduction comme l’Hydre antique, ou même les Gorgones qui, en tant que créatures proches de l’anguille et de la pieuvre, ont le pouvoir de pétrifier sur place ceux-là mêmes qui commettent l’imprudence de les regarder dans les yeux… À l’opposé, le monstre de l’ère moderne est ce géant bouffi qui, s’il ne fascine plus, écœure par sa grossièreté légendaire, et effraie tant par son caractère primitif que par son désir de « dévoration » à outrance. Sur fond d’une logique de consommation, d’assimilation et de jouissance immédiate, qui caractérise notre présent social, il n’est pas hors de propos de rapprocher le texte de Rabelais de La Machine à explorer le temps de H.G. Wells, qui radicalisera le motif de la répugnance du monstre par la mise en scène de la figure du Morlock, dont la monstruosité se signale par sa déchéance, son état de troglodyte et surtout son cannibalisme qui, comme attitude ou promptitude à manger de la chair humaine, cristallise la crainte de l’absorption.

D’où le changement de paradigme du monstre qui s’institue dès la Renaissance. Le monstre d’aujourd’hui n’est plus le révélateur intolérable d’un contre-ordre naturel ou divin, à l’occasion duquel le héros antique manifestait son courage et sa résistance pour fonder ou pérenniser la cité grecque selon la place et le dû revenant à chacun à l’intérieur d’un cadre fondamentalement préexistant, mais correspond plutôt à l’existence d’une force débordante de l’humain et d’un trop-plein d’affects en lui qu’il s’agit désormais de contenir ou d’encadrer, sous peine d’être incontrôlables. Parce que le monstre d’aujourd’hui est, en dépit de son énormité organique et structurelle, foncièrement « humain, trop humain », il représente une menace de contamination sociale, un obstacle au progrès moral et une possible régression de la civilisation. Désormais, ce n’en’ plus seulement le difforme qui trahit la réalité d’une monstruosité sans nom, puisqu’il peut être pris en charge à l’intérieur de dispositifs contemporains de soins du handicap, qui n’est autre qu’une version euphémique du monstre d’hier, mais l’informe, en ce sens que la manifestation moderne du monstre n’est dores et déjà plus reliée uniquement au domaine du biologique, mais également, et de plus en plus, au registre moral faisant signe vers les notions de motivation, d’instinct, de comportement. Dorénavant, le monstrueux, c’est surtout le monstre froid de la cruauté s’exprimant dans un corps dont la conformation n’est rien que très humaine.

La maladie comme critère d’évaluation de la monstruosité

Aujourd’hui, s’agissant de la figure du monstre, c’est moins le crime que le criminel lui-même qui accapare toute l’attention. Bien que certains actes criminels saisissent encore, de-ci, de-là, le cœur d’un pétrifiant effroi, la question qui est à chaque fois soulevée à l’occasion d’un passage à l’acte criminel, consiste à demander, non pas seulement ce qui a été fait, mais surtout comment ce qui a été fait a pu être fait et, bien plus encore, ce qu’est que cet être qui a pu commettre cela. Quoiqu’il ait son importance au cours d’un procès, peu importe, au fond, l’acte accompli, ce qui compte dorénavant, du moins au premier chef, c’est le criminel lui-même, l’intention ou la motivation qui a présidé à l’accomplissement de son acte. Si le criminel fait aujourd’hui tant l’objet d’un déchaînement populaire et médiatique, c’est qu’il représente cette figure emblématique de l’individu qui ou bien résiste au processus de médicalisation de la société, ou bien n’entre dans aucune taxinomie médicale.

Le monstrueux ne réside plus dans l’écart entre, d’un côté, une créature d’exception dotée de pouvoirs surnaturels ou maléfiques, et, de l’autre côté, l’ordre naturel ou divin, mais dans l’inscription du monstre « inclassable » dans une nature ou une société homogène de laquelle il n’est toutefois pas distinct. Bien qu’il puisse commettre des actes affreux, le criminel déroute parce qu’il est et reste cet être d’une banalité affligeante. Quand un crime est perpétré, si nul ne s’insurge contre la société, tous accusent cependant le coupable d’être malade : « pourquoi a-t-il fait cela ? Ce doit être un fou », se plaît-on à supputer. Et s’il faut le soigner, est-il véritablement accessible aux soins ?

Par où l’on voit que la thématique de la pathologie, qui gravite aujourd’hui autour de la question de la criminalité, n’est pas perçue comme sociale, comme une propriété du corps social, mais bien plutôt comme une caractéristique individuelle ou comportementale. Comme l’avait déjà bien perçu M. Foucault, la punition s’appliquera désormais exclusivement par référence à l’horizon virtuel de la maladie, du comportement pathologique, du pathos. La raison du crime ne sera, dès lors, plus recherchée du côté du registre de l’extraordinaire ou d’un ailleurs de l’humain, mais dans la réalité humaine elle-même, et tout particulièrement dans l’individu pris dans les mailles de l’instinct, des pulsions, des forces passionnelles, de la maladie. La prééminence accordée aujourd’hui à la question de l’instinct, qui se donne comme maladif dès lors qu’il n’est pas maîtrisé, explique les raisons pour lesquelles M. Foucault s’est résolu à mettre cette question au centre du programme d’une de ses études sur les anormaux :

Le problème que je voudrais essayer de résoudre aujourd’hui est celui-ci : comment cette pièce épistémologiquement régionale et mineure [= l’instinct] a-t-elle pu devenir une pièce absolument fondamentale, qui est arrivée à définir à peu près, à recouvrir à peu près la totalité du champ de l’activité psychiatrique ? Bien plus, non seulement à recouvrir ou à parcourir, en tout cas, la totalité de ce domaine, mais à constituer un élément tel, que l’extension du pouvoir et du savoir psychiatrique, sa multiplication, le recul perpétuel de ses frontières, l’extension quasi indéfinie de son domaine d’ingérence, a eu pour principe cet élément, qui est l’élément instinctif/ (cf. M. Foucault, Les Anormaux, Paris, Cours au Collège de France du 29 janvier 1975, Seuil/Gallimard, 1999, p.129)

La transgression de la loi opérée par le criminel ne procède pas de la figure du monstre telle qu’elle était décrite en amont de l’ère moderne, mais du comportement banalement humain en lequel, paradoxalement, le monstrueux puise son origine. Le processus de médicalisation de la société a eu pour corollaire de rendre indistincte et poreuse la frontière qui séparait jadis la catégorie de la nature et celle de l’anti-nature, la catégorie de la sainteté et celle du satanisme, la catégorie du bien et celle du mal, la catégorie de la transcendance et celle de l’immanence. Ce processus a consisté à singulièrement affadir la figure du monstre-criminel, non pas en en réduisant la frayeur qu’elle peut exercer, mais en donnant à comprendre non seulement qu’une telle figure n’est pas nécessairement celle de l’autre, d’un ailleurs ou d’une transcendance, mais qu’en réalité elle n’est jamais loin de soi, qu’elle habite potentiellement au fond de quiconque. À cet égard, l’hypothèse psychanalytique offre une illustration idéale-typique de ce schéma par lequel la psychologie humaine se décline en strates et en couches successives complexes, puis se dédouble et vampirise tant la personnalité que le comportement. La thématique du « ça », qui ressortit au fond pulsionnel à la manière d’un « ça cause en soi », est l’élément intrinsèque qui compose la personnalité humaine et qui la rend autant animale que monstrueuse.

Dans cette perspective, la violation de la loi ne traduit pas autre chose qu’une absence de maîtrise de l’univers pulsionnel et rappelle combien l’humain n’est pas exempt d’énergie, de vitalité, et d’excès en tous genres. La monstruosité du criminel contemporain ne procède pas du fait que ses actes soient exceptionnels, puisqu’ils sont virtuellement enfouis en chacun, mais du fait qu’il les ait réellement commis. Ce n’est donc pas la cruauté qui est exceptionnelle, c’est son accomplissement et son actualisation. D’où l’importance accordée aujourd’hui à la notion de passage à l’acte. Que tel individu puisse commettre telle ou telle horreur, il n’y a là rien d’étonnant, compte tenu du fait qu’elle est, à des degrés divers, inscrite en chacun de nous. Ce qui fait problème, c’est sa réalisation dernière, le manque de retenue qui l’accompagne, l’absence de remords qui la caractérise. Puissamment ordonné au registre médical et psychologique, le droit de punir contemporain, du pré-sentenciel au post-sentenciel, s’articule tout entier autour de la résolution de questions liées aux notions de passage à l’acte, de récidive et de remords.

C’est pourquoi, plutôt que de rattacher le criminel à la figure du monstre, notre époque préfère l’étudier sous l’angle de la psychiatrie et de l’expertise médicale. Bien que, pour des raisons notamment commerciales et rhétoriques, la presse se complaise à relater, ici ou là, des faits divers, tantôt en appuyant sur la tonalité dramatique, tantôt en usant des qualificatifs éculés comme « monstrueux » ou « diabolique », il n’en reste pas moins vrai que l’institution punitive contemporaine s’interdit de porter un jugement moral sur les actes commis, et traite les délinquants, non pas comme des « monstres infâmes », mais comme des « anormaux » ou des « inadaptés », et finit par orienter la punition vers une prise en charge aux accents foncièrement thérapeutiques.

D’exemplaire et d’excessive, la punition est maintenant devenue thérapeutique et orthopédique, puisqu’elle vise essentiellement à soigner, à redresser le comportement individuel, à réformer la vie intérieure construite par des valeurs, des croyances et des normes non admises, et donc moins à punir qu’à traiter. Le programme des technologies de la punition, telles que celles de la prison pour peine ou de la surveillance électronique pénale, relève de projets d’encadrement et de surveillance qui touchent prioritairement les registres corporels, individuels et intimes et qui se matérialisent à travers la réorganisation des rapports à l’espace et au temps (le confinement spatial, le contrôle des déplacements, l’obligation de rendre des comptes en temps et en heure, le respect de la procédure et du cadre horaire, l’interdiction de tel ou tel territoire, etc.). Trois conséquences majeures résultent du cap pris par l’institution judiciaire aujourd’hui, surtout dans son versant post-sentenciel, et méritent d’être soulignées maintenant :

–    d’une part, il est devenu pour le moins difficile actuellement, voire impossible, de faire la distinction nette entre le crime d’un fou et un crime fou, puisque la médicalisation de la société, associée à la fragilisation de la démarcation entre le normal et le pathologique, tend globalement à uniformiser la délinquance et la folie ;
–    d’autre part, on observe que l’assimilation de la délinquance à une anomalie du comportement ou à la tendance à exprimer une personnalité anormale, troublée, déstructurée, etc., appelle la mise en œuvre, toujours renouvelée et toujours plus insistante, d’une logique de la normalisation, afin de repositionner les marginaux, les anormaux, les inadaptés dans le circuit ordinaire de l’existence, de réguler les déviances, de polir jusqu’aux petites irrégularités, d’élargir le champ de la domestication, du conformisme et de la mise au pas ;
– enfin, en lieu et place de l’utilisation de la figure du monstre en criminologie, ont été progressivement préférées, au cours du processus de refondation du droit de punir qui s’est amorcé dès le début du XIXe siècle, d’abord la catégorie du « multirécidiviste », ensuite celle de l’« individu dangereux » apparenté exemplairement au pédophile et au terroriste (voire à la figure de l’étranger exacerbée dans une version médiatiquement islamisante, ne serait-ce qu’avec les attentats du « 11 septembre »), par cela même que l’un et l’autre ont en commun de provoquer effroi et ressentiment, dans la mesure où ils s’en prennent à des victimes innocentes -, ce qui a permis de légitimer, en retour, la mise en place d’un certain nombre de dispositifs novateurs en matière de contrôle social (cf. sur ce point Tony Ferri, Qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance)

À l’issue de notre analyse, une question demeure cruciale : en effet, si, consécutivement au rabattement progressif de la catégorie du monstre sur celle de l’anormal, et par suite de l’uniformisation de la figure de l’anormal impliquant la banalisation des techniques de la punition, il en a résulté asymptotiquement, à partir du début du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, la consolidation et la diversification des dispositifs de la surveillance généralisée et des mécanismes dopés au panoptisme, on peut se demander alors si la catégorie de l’anormalité, qui recouvre désormais, grosso modo, celle de la monstruosité, tout en la réactivant sous d’autres formes plus adoucies et communes, ne traduit pas, au bout du compte, autant un besoin humain d’encadrement et de punition que l’existence de peurs et de désirs personnels quasi « inavouables », « hors-normes ».

Quand on accuse l’autre, le criminel, etc., de « monstre », ne dévoile-t-on pas, en quelque manière, non seulement qu’on sent obscurément la présence en soi de quelque chose de largement partagé qui ressortit au monstrueux, mais encore le sentiment qu’en définitive cette figure du monstre n’est autre que le produit d’un imaginaire indexé sur les fantômes de la peur et relayé, martelé par quiconque au travers les discours, les pédagogies, les médias ? La production et la récupération des peurs sont bien connues pour être un excellent moyen de mettre au pas les populations. Tout le monde connaît le Yéti, chacun a une idée de sa description, encore que personne ne l’ait jamais vu.

Au total, quand on répudie l’autre comme monstre, ne se refuse-t-on pas soi-même, et ne cherche-t-on pas à se corriger soi-même en exigeant toujours davantage de sanctions et de régulations ? Car les monstres ne sont pas toujours ceux que l’on croit, et peuvent avoir une fonction de dévoiement, voire d’aveuglement du regard sur soi et sur d’autres. S’il est des monstres officiels, publics, solennels, il en est d’autres qu’on cache et dont on prive à dessein le regard. Il n’est pas rare, en effet, que la publicité dont font l’objet certains monstres, en criminalisant leur statut, ne consiste qu’à dissimuler la monstruosité d’autres monstres. Et, en effet, l’exposition crue d’un parangon, supposé ou réel, de la figure du monstre à la vindicte populaire, aux juges, au lynchage médiatico-politique, a ceci de particulier et d’étonnant de renverser parfois les termes de l’accusation. Le monstre ne se révèle pas toujours être celui qu’on accuse comme tel, de façon détonante, mais ceux-là mêmes qui, par leur attitude, leur acharnement, leur égoïsme, leur haine illimitée, revêtent les vrais habits du monstre intouchable. Il est des cas où, sous l’Ancien Régime, la foule se retournait contre le bourreau, tandis qu’il exécutait la pire des crapules. Nul doute qu’il y a des monstres de circonstances !

La littérature et l’art cinématographique ont largement abordé ce thème du monstre caché, officieux, qui s’exerce dans le privé : ainsi de F. Kafka qui, dans sa nouvelle, La Métamorphose, met en scène Grégor Samsa qui se réveille un jour, chez lui et malgré lui, complément transformé en cafard hideux et qui finit par être rejeté par les siens qui, au fil du récit, se présentent comme ceux-là mêmes qui se « métamorphosent », pour de bon, et, qui plus est, en monstres d’abandon et en bourreaux ; de même, plus proche de nous, le film de D. Lynch, Elephant Man, est l’occasion pour le réalisateur de faire apparaître, en contrepoint, une autre ligne de l’alternative habituelle humanité — monstruosité, en montrant combien le monstre est humain et combien les individus normaux qui l’entourent sont, en fait, de monstrueux personnages d’exploitation, de cruauté, jusques et y compris à l’égard de la misère humaine…

Tony Ferri

Bibliographie

BROSSAT, Alain, Autochtone imaginaire, Étranger imaginé. Retours sur la xénophobie ambiante, Bruxelles, Éditions du Souffle, 2013.

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WELLS, Herbert George, La Machine à explorer le temps, Paris, Gallimard [coll. « Folio Junior »], 1997.

Filmographie

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LYNCH, David, Elephant Man, 1980.

PAL, George, The Time Machine, 1960.

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Tony Ferri
Docteur en philosophie, Chercheur postdoctoral associé au Laboratoire GERPHAU (Groupe d’études et de recherches philosophie - architecture - urbain, UMR 7218/CNRS/ LAVUE), auteur notamment de qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance, Paris, l’Harmattan (coll. « Questions contemporaines »), 2012, Tony FERRI est actuellement Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation au sein du ministère de la Justice.


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