Les éditions Le Bruit du Temps ont publié cette année deux livres de l’auteur hongrois Péter Nádas : Le Chant de sirènes et Mélancolie. Ce dernier s’ouvre sur un mot – Mélabù – ou plutôt : sur une peinture. Une marine, nocturne, romantique, de Caspar David Friedrich.

 

Le temps de quelques pages, sur un Munken sobre et délicat, entrecoupées au fil du texte de tableaux du peintre allemand, Péter Nádas nous invite à cheminer sur le fil de pôles contraires, en premier lieu, celui d’une écriture qui emploie l’ekphrasis – s’entend, ici : la description d’un tableau – pour tenter de repousser les limites qui lui sont inhérentes.

nadas peterJuste après la double page présentant le tableau de Friedrich, le texte commence, comme son titre l’indique, par le mot hongrois de mélancolie. Dans une analyse qui tiendrait presque du cratylisme, Péter Nádas vante les qualités phoniques et poétiques d’un substantif qui l’obsède et qui semble obséder, avec lui, une bonne partie de la littérature hongroise (comme l’avait d’ailleurs précisé W.G. Sebald). Par ailleurs, un autre intellectuel hongrois est cité dans le texte, Làszló Földényi, pour son ouvrage sur la mélancolie, un « essai sur l’âme occidentale ».

Mélabu, l’un des plus beaux mots du hongrois, fait aussi partie des plus nobles.
Sans violence aucune, mais non sans acuité, la première syllabe projette dans l’espace ce que la seconde émousse aussitôt ; cette tension entre acuité et matité éclate alors, telle une bulle irisée, sur la consonne de la troisième syllabe, pour que se creuse, long et profond, un vide sonore en fin de mot.
L’absence invoque l’espace dans ce mot à fin ouverte, et l’absence appelle un gigantesque espace de ses vœux ; le plus vaste des espaces inimaginables.

De ce procès transmédial, Nádas débouche naturellement sur un double échec : celui d’une écriture qui ne peut, ontologiquement, reproduire l’apparaître du tableau ; et celui, en amont, d’un langage déceptif, figuré par le mythe orphique ou plus récemment, exacerbé par Maurice Blanchot dans son idée d’une littérature comme disparition. Ecrire le mot qui désigne une chose, c’est faire disparaître, en l’écrivant, la chose désignée par ce mot. Ainsi, outre la douleur originelle du langage – langage pas seulement verbal, mais aussi pictural – la rupture consommée dans ce langage entre le monde dans sa totalité et sa recomposition déceptive entraîne, par conséquent, un état de mélancolie :

On dit mélancolique tout être contraint de céder sans condition à ce sentiment d’errer dans les ténèbres en quête de lumière, et l’on désigne un tel état par le mot de mélancolie.

En partant de la peinture de Friedrich, Nádas soulève un éternel défi, d’autant plus que, selon Heinrich von Kleist, Friedrich est « un être dénué de paupières », au sens où ses peintures dévoilent ce qu’un œil humain ne pourrait voir en un seul regard. En poussant l’analyse du tableau de plus en plus loin, toujours par le prisme de la mélancolie, Nádas décompose la toile en quatre dimensions. Chacune de ses phrases s’écrit en ressassement, pour ne pas dire en reflux. On se perd parfois au fil de la réflexion : un tel exercice d’écriture requiert, pour l’auteur comme le lecteur, d’accepter tout à la fois la trahison, l’échec et la force des mots. Reproduire et élire comme modèle une peinture, qui plus est, peinture visionnaire, hautement métaphorique, est une gageure : si l’écriture y achoppe, un peu comme les naufragés de Caspar David Friedrich, elle s’accroît à son contact, et s’affirme tout en s’infirmant.

Péter Nádas Mélancolie, éditions Le Bruit du temps, 2015, 80 p., 15 €

 

Péter Nádas, né le 14 octobre 1942 à Budapest, est un écrivain, romancier et dramaturge hongrois.

* Rencontre : tragédie sans entracte, Théâtrales, 1990.
* La Fin d’un roman de famille, Paris, Plon, 1991.
* Ménage, Théâtrales, 1996.
* Le Livre des mémoires, Paris, Plon, 1998. Prix du Meilleur livre étranger
* Amour, Paris, Plon, 2000.
* La Mort seul à seul, L’Esprit des péninsules, 2004.
* Minotaure, Paris, Plon, 2005.
* Histoires parallèles (Párhuzamos történetek), Paris, Plon, 2012.
* Le chant de sirènes, Le Bruit du temps, 2015.
* Mélancolie, Le Bruit du temps, 2015.

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