« Le Musée de la danse invite La Ribot, artiste madrilène établie en Suisse, devenue figure de proue de l’art action à la fin des années 90. Dans un dispositif où le public peut aller et venir librement, trois interprètes font circuler des énoncés, sérieux ou décalés, inscrits sur des pancartes. Entre rires et actions, les mots, banals, personnels ou politiques se chevauchent et entrainent les spectateurs dans un jeu de significations croisées. ». Samedi 13 avril 2013, de 15h à 21h, au Musée de la danse/St Melaine, Rennes. Gratuit. Tout public.

14h55. La porte du musée est encore fermée. On me prévient que le musée n’ouvre qu’à 15h. Je suis arrivé trop tôt. Le temps d’aller fumer une cigarette, un peu plus loin dans la rue, avec quelque appréhension. Resterais-je jusqu’à 21h ? Entouré d’inconnus… Après une mauvaise nuit…

Pourtant je m’étais porté volontaire. Rien ni personne ne m’avait forcé la main ! Les cartons couverts de slogans, le jeu, le rire, ainsi que la durée de la performance elle-même, l’endurance qu’elle suppose de la part des danseurs, tout cela excitait ma curiosité. Le titre Laughing Hole aussi m’intriguait, il me rappelait le passage d’un livre ( quelques pages de The Naked Lunch de William S. Burroughs, dont l’humour noir particulièrement scabreux laisse progressivement place à un abîme d’horreur). Voilà mon état d’esprit, un peu crispé, avant le début de la performance.

Pour témoigner de ce ces six heures particulièrement intenses, il fallut d’abord faire le tri dans ma mémoire – je n’ai pas voulu prendre de notes pendant le spectacle – entre la part qu’il convenait de présenter au lecteur et celle que je préférais garder pour moi !
Comment rendre compte de l’expérience ? J’aurais pu prendre du recul et tenter de décortiquer la mécanique de Laughing Hole, remettre l’œuvre dans son contexte, recouper ce qui a déjà été écrit sur le sujet : un travail de synthèse délicat, peut-être à ma portée… mais je n’en avais pas envie ! L’art contemporain ne fait-il pas déjà qu’exposer ses propres rouages, s’autoanalyser, faire son autopsie, livrer son ADN ?
J’ai finalement opté pour un compte-rendu très subjectif et fragmentaire, établi simplement en une série de notes. Sans garantie qu’un lecteur qui n’a pas vu (participé à) 
Laughing Hole puisse en tirer quelque parti…

15h05. Je pénètre dans l’auditorium avec les premiers visiteurs. Quelques panneaux de carton sont déjà accrochés aux murs.

DISTURBINGLY CLEAN

LAUGHING HOLE brutal memoryAlors que je choisis un coin ou m’asseoir sur deux couches de carton, mes a priori ne sont pas encore dissipés. Laughing Hole met en scène la lutte contre l’oppression telle qu’elle s’exprime, plus particulièrement depuis les années 60, dans les manifestations et happenings. La performance propose une version de laboratoire de ces mouvements de révolte et de revendication. Un pari risqué. Qu’à l’expression de véritables souffrances et appels à la liberté se substitue un jeu formel – aseptisé ?, décoratif ? – ce pourrait être là le meilleur moyen d’inactiver tout germe de subversion.

Laughing Hole apporte une dimension supplémentaire, le rire. Comble du cynisme ?

LOST OCCUPATION

Le sol est couvert de plusieurs épaisseurs de longs cartons. Des centaines. Trois femmes vêtues simplement d’une blouse de travail et de tongs en plastique. Elles rient, rient, ne cessent de rire. Elles retournent un panneau, prennent connaissance du message de quelques mots inscrits dessus au marqueur, le portent à l’attention de l’assemblée tout en paradant dans la salle avant de finir par aller le coller sur un mur avec deux morceaux de ruban adhésif. Les rieuses portent un micro. Un sonorisateur, assis dans un fauteuil massif de cuir noir renvoie les rires amplifiés et démultipliés, il les agrémente parfois de nappes sonores, drones aux vibrations basses.

Voilà l’essentiel du dispositif décrit.

BRUTAL POLITICIANS, KILLING OPERATION, DIE THERE

Espoirs collectifs déçus, conflits sans fin, revendications individuelles frustrées, injonctions aberrantes: échos de la brutalité et de l’absurdité du monde.

LAUGHING HOLE anonymous sale

ALIEN INVASION

Entre la signification des mots sur les pancartes et l’expression physique des gestes et rires, le contraste est saisissant. Gestes et rires décrivent avec acuité un monde d’émotions incommunicable par les mots. Si je veux en profiter, mieux vaut arrêter de trop rationaliser. Je commence à mettre mon cerveau gauche en veilleuse.

MUMS OVER 40

Des blouses de travail, neuves, parfaitement immaculées. Elles sentent bon.

WAR AGAINST ALIENS

Les rieuses jouent avec le public à un jeu aux règles implicites d’une simplicité enfantine. Est-ce pour de vrai ou pour de faux ? Faut-il croire un peu, beaucoup, ou pas du tout, à ce qui se déroule dans la salle ? Et chaque spectateur donne sa réponse, une réponse souvent intuitive, même instinctive, qu’il formule dans un sourire amusé, gêné, perplexe, douloureux parfois. YOUR DENIAL

SHAMEFUL HOLE

LAUGHING HOLE for anonymousLe même spectateur, s’il reste assez longtemps dans l’assistance, peut passer par toute une variété d’émotions et l’expression de son visage varie, des lèvres pincées au fou rire.

DRUNK MUM

Les blouses étaient beiges et roses. Elles sont désormais vertes et bleues.

BRUTAL POLITICIANS

Parfois un carton sous le pied d’une rieuse glisse et elle chute. L’impact d’une jambe qui frappe le sol se fait entendre dans tout l’auditorium. Genoux écorchés.

BRUTAL FUN

La Ribot, en « civil », ne participe pas à la performance ou plutôt ne participe plus à la performance car seulement depuis 2 mois elle a transmis son rôle à une jeune performeuse. La Ribotobserve de loin, prend des notes, discute avec des collègues. Cependant, sa présence n’est pas neutre, elle joue finalement un rôle ambivalent dans cette dramaturgie, tour à tour cheftaine autoritaire, indifférente au sort de ses danseuses au supplice, puis prêtresse protectrice au regard bienveillant.

 CLEAN OPERATION

Que d’invention pour exhiber un message et en faire « la promotion ». Carton sur l’épaule. Carton dans le dos, sur la tête, sur les pieds la tête à l’envers ! Postures graphiques. Postures acrobatiques. Postures débridées. Postures les plus inconfortables. Un carton dans chaque main, un autre entre les jambes. Escalades périlleuses pour aller accoler des cartons le plus haut possible.

LAUGHING HOLE secured flightCLEAN UP

Quel soin aussi apporté au collage de chaque panneau, même quand les doigts tremblants peinent à déchirer un morceau de ruban adhésif chiffonné. Sur les centaines accolés aux murs, seuls 2 ou 3 cartons ont fini par se détacher. Beauté d’une activité non-productive qui ne sert à rien.

CLEAN POLITICIANS

Des enfants en bas âge accompagnés de leurs parents. Ils restent médusés. Ils sourient ou s’inquiètent. Mais pas un cri, pas une larme. Attentifs, ils captent assurément quelque chose de cette pantomime qui se déroule à leur niveau, près du sol.

GUANTANAMO OCCUPATION

Parfois, un spectateur se risque à retourner discrètement un carton, transgression du jeu tolérée, surtout quand c’est un enfant qui la commet.

ILLEGAL ACTIVITY

Un adolescent / un vrai petit malin découvre le carton DISTURBING, s’en munit et fait le tour de l’auditorium en courant avant de déraper.

ANOTHER STRIP, DESERT STRIP

LAUGHING HOLE war hereBande de carton. Monde en lambeaux. Comics Strip aussi. Pas de définition restrictive d’une BD : Il existe des bandes dessinées sans paroles, des bandes dessinées sans cases, même des bandes dessinées sans images. Voilà une bande dessinée dansée qui s’écrit sur les murs.

Et puis l’histoire de la bande dessinée, à commencer par Bécassine, collectionne les boniches et soubrettes en blouse, muettes ou enniaisées, aux corps malmenés offerts au regard. FUCK ME GENTLY

DESERT PARTY

Dans la salle, il n’y a pas d’ambiance en soi, où plutôt trois ambiances différentes, auras invisibles autour des rieuses, en mouvement, en friction. Ce qui se passe à l’autre coin de la salle se situe dans un autre espace-temps, j’y suis parfaitement étranger. Ah, en voilà une enfin qui revient vers moi pour me montrer le message sur son carton.

CHANGE HOLES

Des femmes dansent et rient face à des hommes, des femmes et des enfants. Trois types de spectateurs, trois types de regard.

GLOBAL TERROR

À mesure que l’heure tourne, il se passe un étrange phénomène d’accoutumance, les rieuses se fatiguent et se traînent de plus en plus tandis que le spectateur, qui put encore quelque temps auparavant s’émouvoir de leurs chutes, s’endurcit – après tout c’est leur métier ! Du nerf ! Il s’habitue peu à peu à contempler ces corps au mouvement douloureux, ces corps réifiés aux rires mécaniques.

REMEMBER DEATH

Rires entêtants démultipliés en boucles, bande sonore pour un voyage visuel qui me mène au-delà de l’auditorium. En effet, de mon point de vue, je peux apercevoir au loin les fenêtres des ateliers de l’École des Beaux-Arts, fréquentée jadis, il y a si longtemps…

LAUGHING HOLE remember death

NO LAUGHS

Certes le photographe peut être un témoin et un artiste, parfois les deux à la fois. Et les poses des danseuses sont photogéniques, à n’en pas douter. Mais cette photomanie… Les spectateurs prennent cliché sur cliché à qui mieux-mieux, il faut bien thésauriser pour plus tard, meilleur moyen de mettre à distance l’expérience immédiate, de s’en protéger peut-être.

LAUGHTER HELP

Aussi agaçantes puissent-elles être, il faut bien avouer que ces prises de clichés répétées participent de la scénographie et renforcent le magnétisme des rieuses.

LOST LAUGHS

La performance doit être à ses trois quarts. L’action s’est ralentie, l’épuisement se fait vraiment sentir. C’est le moment de sortir un carnet, un crayon et de tenter de griffonner une attitude, un mouvement. C’est (presque) peine perdue, cela va tout de même trop vite, il se passe trop de choses, le crayon ne suit pas. Avec un appareil photo c’est sûr…

ANONYMOUS HELP

De longues heures, statique, assis par terre, et mon dos, au repos, me laisse parfaitement tranquille. Phénomène d’empathie avec les rieuses ?

STILL LAUGHING

Le temps s’est comme ralenti. Tout se meut si lentement. Les cartons pèsent « trois tonnes ». Les rieuses peinent à les soulever. Elles finissent par réussir à les hisser au-dessus de leurs têtes au prix d’efforts considérables, les messages, qui saturent désormais les murs, paraissent d’autant plus sinistres. Les spectateurs qui entrent dans la salle à ce moment doivent trouver l’ambiance particulièrement déprimante.

DETENTION TERROR

Est-ce un rire que j’entends ? Le crissement d’un moulin à café ? Le sanglot d’un animal blessé ?

LAUGHING HOLE help aliens

SOFT OPTION

Sous les blouses synthétiques, trois rieuses, trois danseuses, trois individualités s’expriment, je les qualifierais aujourd’hui – sur le moment je ne cherchais pas de mots – de l’innocente, l’exaltée et la consolatrice.LAUGHING HOLE funny site

IN THE HOLE

Tour à tour, les trois rieuses m’ont fait voir l’intérieur de leurs bouches. Je suis resté muet comme une carpe.

DO NOT LOOSE

Rire théâtral, rire nerveux, fou rire, rire pulsionnel, rire désespéré, rire grotesque, rire de joie enfin.

LOST HOLE

La rieuse aux cheveux bouclés, haletante, retourne le carton LAUGHING HOLE avant de s’accroupir, dans un râle.

LAUGHING HOLE laughing hole

STILL RAW

La salle se réchauffe progressivement. Un sursaut d’énergie salvatrice anime les rieuses: énergie primordiale, régressive, atavique. Énergie contagieuse. J’en absorbe autant que je peux !

LAUGHING HOLE global hole

SOFT MEMORY

LAUGHING HOLE micro operationL’auditorium s’est peu à peu assombri. Des néons sont allumés tout à coup. Les yeux se plissent. Pour se protéger de la lumière violente, pour faire sa mue, une rieuse accumule en rampant des panneaux de cartons sur son corps et couvre de même un spectateur qu’elle fait disparaitre dans son abri de fortune, éphémère.

MISSING SECRET

21H25. C’est terminé. Je marche dans la nuit. Soudain me vient à l’esprit le titre d’une chanson des Rolling Stones : Gimme shelter. La mélodie suit, mais je n’arrive pas vraiment à me souvenir des paroles.

“ […]

Rape, murder!
It’s just a shot away
It’s just a shot away

The floods is threat’ning
My very life today
Gimme, gimme shelter
Or I’m gonna fade away

War, children, it’s just a shot away
It’s just a shot away
It’s just a shot away
It’s just a shot away
It’s just a shot away

[…] ”

 Pour l’iconographie de cet article, Unidivers remercie Tamara Alegre, Béatriz Beaucaire, Ruth Childs, Nyima Leray, La Ribot et le Musée de la danse. Les photographies sont signées Nyima Leray.

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Rotomago
ROTOMAGO [matthieu mevel] est fascinateur, animateur de rhombus comme de psychoscopes et moniteur de réalité plurielle. rotomago [@] unidivers .fr

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