mdld-choses-carton-exe_01Kobe Matthys inventorie les controverses artistiques. Pas vraiment le type de controverse qui veut qu’un artiste transgresse les règles établies à grand fracas, pour créer du scandale et espérer ainsi se retrouver au cœur de l’attention médiatique. L’artiste belge collectionne plutôt des polémiques se rapportant à la propriété intellectuelle, à la paternité d’une œuvre, quand celle-ci s’avère difficile à définir.

Les droits d’auteurs, en Europe puis aux États-Unis, ont été d’abord été élaborés pour légiférer sur la chose écrite. Qui détient les droits de telle ou telle œuvre littéraire ? Quels en sont le ou les vrais créateurs ? De quelle version du texte parle-t-on ? Quid de sa transposition/adaptation sur un autre support ou dans un autre medium ? Ces questions donnent lieu à toutes sortes de conflits d’intérêts et font fréquemment l’objet de procès. Partant du modèle de l’écrit, la législation a progressivement encadré la musique, les arts plastiques et plusieurs autres pratiques pluridisciplinaires comme le théâtre et le cinéma.

Mais Kobe Matthys s’intéresse tout particulièrement aux œuvres encore plus délicates à catégoriser, dont l’appartenance au monde de l’Art avec un grand A est toujours sujette à caution et qui s’intègrent encore plus difficilement dans le champ du droit. Ce sont, par exemple, les reproductions photographiques et moulages d’œuvres, les objets dont l’aspect utilitaire minore le caractère artistique, les tours de magie, les chorégraphies inspirées de danses folkloriques, les spectacles burlesques, ou encore les œuvres dictées par des esprits ou extraterrestres ! Ces œuvres ambigües, ardues à nommer et décrire, évolutives, aux frontières floues et aux créateurs multiples ou incertains sont des sujets privilégiés pour interroger les « limites » de l’art et les limites de tout discours sur l’art.

musée de la danse, rennes, Depuis son Agence, créée en 1992 à Bruxelles, Kobe Matthys a constitué plusieurs milliers de dossiers (plus de deux mille !), enquêtes en cours qu’il référence numéro par numéro sous l’appellation générique de Choses. Mais a-t-on affaire à un collectionneur, un archiviste, un chercheur, un conférencier, un détective ?

Ce que l’on peut appeler tout autant sa somme que son œuvre échappe à toute catégorisation. Voici comment elle était présentée au Musée de la danse: des archives (textes imprimés, coupures de presse, livres, DVD-roms, etc.) rangées dans des boites de bois brut (les couvercles ayant été préalablement ôtés), numérotées et disposées sur neuf niveaux dans une très haute étagère métallique. Ce dispositif imposant et sobre obéirait seulement à des considérations éminemment pragmatiques… les boites en carton prenant la pluie !

Kobe Mathys, au regard plein de malice, joue sur l’ambiguïté de son statut et la nature de son travail. S’il esquive avec tact les questions qui s’y rapportent, il n’a cependant rien d’un poseur. D’accès facile, il parle avec passion de ses dossiers dont il connaît les moindres détails. Même s’il affectionne à l’évidence le jargon et les protocoles du monde judiciaire, il se garde bien de jouer au juge ou à l’avocat, et ne porte sur ses dossiers, toujours ouverts, aucun jugement définitif. C’est l’expérience de la controverse en soi, dans ce « monde intercalaire »[1] entre art, culture et droit, qui est l’objet de ces méditations contemplatives. Il ne semble pas pressé de figer sa collection en une encyclopédie exhaustive – mausolée d’affaires closes qui pourrait faire l’objet d’un copieux livre[2] – et préfère débattre de ses Choses avec le public lors d’assemblées.

DSC_2136Le Musée de la Danse l’a fait venir à Rennes pour évoquer ses recherches. L’artiste a sélectionné 33 dossiers se rapportant au corps, au mouvement et à la danse. Il a convoqué deux assemblées qui se sont tenues mardi 19 février et jeudi 21 février, au 38 rue Saint-Melaine, pour débattre plus spécifiquement des Choses 001650 et 000783.

Chose 001650 (Gypsy)

« Une controverse entre la comédienne Faith Dane et le dramaturge Arthur Laurents autour d’une scène burlesque de la comédie musicale Gypsy. [3]»

Intervenants : Dominique De Frémond (avocat), Lolaloo des Bois et Louise De Ville (danseuses burlesques), Fabienne Dumont (historienne de l’art), François Loth (philosophe)

« Le 21 mai 1959, la première de Gypsy, produite par David Merrick et Leland Hayward, a lieu au Broadway Theatre sur une musique de Jule Styne, des paroles de Stephen Sondheim et un livret d’Arthur Laurents. Les critiques encensent les numéros de Faith Dane et des autres reines du burlesque. Faith Dane joue dans la production de Broadway, ainsi que dans l’adaptation cinématographique de la comédie musicale réalisée par la Warner en 1962. En 1964, Faith Dane n’est pas reconduite dans le rôle de Miss Mazeppa. En con- séquence, elle essaie d’obtenir le paiement de copyright de l’écrivain Arthur Laurents, prétendant qu’il lui doit des royalties suite à l’inclusion de sa scène de clairon dans le livret. Le 7 mai 1964, le procès Faith Dane v. M & H Corporation se déroule à la Cour suprême des États-Unis. »

Ainsi, la danseuse burlesque Faith Dane tenta de convaincre les juges quelle avait personnellement contribué à la création du numéro de danse emblématique de la comédie musicale Gypsy.

Unidivers n’ayant pu être présent à cette assemblée, Kobe Matthys a bien voulu proposer une petite séance de rattrapage. Il nous a notamment projeté un extrait du film Gypsy, de Mervyn Leroy, dans lequel on voit Faith Dane présenter son numéro, dans une version certes aseptisée par le formatage hollywoodien[4]. Dans cet extrait, l’on voit bien le déhanché, le pont en arrière et l’on peut être sensible à la connotation militaire de l’ensemble. Le numéro paraît conforme à la description qu’en fait la danseuse. Il nous donne envie d’accréditer ses thèses sur sa genèse – il aurait été inspiré par une stripteaseuse de l’armée – et son caractère très original, conditionné par diverses contraintes : ne pas faire de mouvements exagérément sexy, réussir à interpréter une stripteaseuse sans se déshabiller. Au final, on ne reconnaitra pas la paternité du numéro à Faith Dane. Nous gardons le sentiment d’un individu seul pour légitimer son travail face aux tenants du pouvoir, les puissants producteurs de Broadway, d’un côté, et, de l’autre, le monde judiciaire qui considère son activité de danseuse avec une certaine condescendance.

specimen_couleur4Chose n°000783 (The Nutcracker : A story & A ballet)

« Une controverse entre la légataire de George Balanchine et l’éditeur du livre The Nutcracker: À story & A ballet. Une série de photos peut-elle copier une chorégraphie ? »

Intervenants : Caroline Ablain (photographe), Nathalie Boulouch (historienne de l’art), Dominique De Frémond (avocat), Nathalie Quernet (enseignante, ancienne danseuse de l’Opéra de Paris) et Céline Roux (historienne de la danse)

Peut-on saisir par des photographies une chorégraphie dans son essence abstraite ? Les photographies permettent-elles de recréer un ballet ? Constituent-elles une œuvre dérivée de la chorégraphie ? Ce furent les enjeux d’un procès en 1985 entre les héritiers du chorégraphe Balanchine et l’éditeur MacMillan qui projetait la publication d’un livre : The Nutcracker : À story & A ballet dans lequel figuraient des photographies du ballet. Les héritiers estimaient que les photographies pillaient le ballet dont la chorégraphie avait fait l’objet d’un dépôt de Copyright.

specimen_couleurQuelques dates :

-1892: « La première du ballet Casse-Noisette a eu lieu au théâtre Mariinski à Saint-Pétersbourg. La partition musicale a été confiée à Piotr Iliitch Tchaïkovski, et la chorégraphie à Marius Petipa et Lev Ivanov. Le livret du ballet s’inspirait d’une adaptation qu’Alexandre Dumas avait écrite pour les enfants à partir d’un conte d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, intitulé Casse-Noisette et le Roi des souris. »
-1954 : « George Balanchine, alors directeur de la compagnie du New York City Ballet, a mis en scène sa version de Casse-Noisette. Rouben Ter-Arutunian en a conçu la scénographie et la lumière, et Barbara Karinska en a créé les costumes. »
-1976 : la loi sur le copyright est aménagée pour « protéger expressément les “œuvres chorégraphiques” » et assure la protection des « ballets “abstraits” tout autant que celle des ballets narratifs traditionnels. »
-1981 : « George Balanchine a fait enregistrer le copyright de la chorégraphie de The Nutcracker auprès du Copyright Office des États-Unis. Pour cela, il a déposé une cassette vidéo de la répétition générale du ballet       dansé par le New York City Ballet. »
-1985 : « Le 3 avril 1985, les administrateurs de la succession ont notifié à MacMillan qu’ils s’opposaient à la publication du livre car il constituait une œuvre dérivée de la chorégraphie de Balanchine. Barbara Horgan et Macmillan entrèrent en désaccord à propos des 61 photographies en couleurs du livre. »

Après avoir évoqué la genèse du Ballet de Balanchine et projeté l’ensemble des photographies du livre, Kobe Matthys invita le public à intervenir. Nathalie Quernet nous expliqua que bien qu’il existe des systèmes de notation des pas de danse, ceux-ci de par leur complexité et leurs limites, restent relativement peu utilisés. C’est en fréquentant d’autres danseurs, lors de répétitions que pas et chorégraphies sont amenés à s’échanger et circuler. Ainsi la danse se transmet avant tout dans l’oralité et le corps à corps. Elle nous dit également qu’une chorégraphie est quelque-sorte une œuvre invisible, qui se dérobe à toute entreprise de description. C’est une forme de matrice qui génère de multiples lectures. On ne voit jamais l’œuvre en soi.

Un danseur, qui avait participé à des productions de Casse-Noisette au Brésil, nous rappela que danseurs et chorégraphes voyagent et travaillant pour diverses compagnies, en Amérique du Sud, eu Europe ou en Russie. Ils ont l’occasion d’être initiés à différents pas, qu’ils peuvent ensuite reproduire à loisir et enseigner à leur tour, sans vraiment se soucier de propriété intellectuelle. À de rares exceptions, il s’avère donc délicat d’identifier avec certitude l’inventeur de tel pas, voire de tel numéro.

Toute l’assemblée s’est entendue sur le fait que les photographies du livre ne témoignaient en rien du rythme et du tempo des mouvements en correspondance avec la musique de Tchaïkovski. Toutefois, l’hypothèse fut émise que quelqu’un connaissant bien le ballet et l’ayant vu plusieurs fois pourrait éventuellement utiliser les photographies comme aide-mémoire, comme repère pour se restituer à lui-même certaines scènes dansées. Mais de là à s’en servir en espion pour un éventuel pillage…

Caroline Ablain nous parla des aléas de la photographie d’un spectacle de danse[5] : la liberté de choisir de l’angle de vue réduite par le dispositif scénique, les moments clefs de la dramaturgie qui s’imposent pour prendre des clichés, ainsi que la difficulté de restituer le mouvement. Elle s’avouait un « peu déçue » par les photographies du livre. Celles-ci s’avéraient plutôt statiques. Il vrai qu’à l’exception d’une photo où l’on voyait un danseur sauter dans un cerceau – saut qui de l’avis des spécialistes dans la salle, était un mouvement dansé assez courant – on voyait surtout dans le livre des moments de pause théâtrale qui mettaient en valeur les costumes, les décors, les maquillages et coiffures, et constituaient ainsi indubitablement une œuvre dérivée de la première. Cependant, ces aspects du ballet, assez curieusement, peut-être parce qu’ils étaient mal protégés par la législation, n’étaient pas les enjeux du litige au procès qui se focalisait uniquement sur d’éventuelles correspondances entre chorégraphie et photographie. Certes la photo peut dans certaines conditions capter avec beaucoup d’acuité les positions et mouvements d’un corps en mouvement comme par exemple dans les séries de chronophotographies de Muybridge ou de Marey. Mais ici nous avions plutôt affaire à des illustrations photographiques d’un conte pour enfants, avec comme dans la tradition des illustrations dessinées une certaine frontalité et un soin apporté à la composition décorative du plan de l’image[6].

Céline Roux nous décrivit en nous montrant des extraits vidéo le style néo-classique de Balanchine, réputé pour avoir dé-russifié le ballet pour en faire un spectacle typiquement étasunien. Ce style se caractérise notamment par des mouvements déliés et une certaine vélocité. Il s’avérait bien difficile d’en trouver trace dans les photographies du livre.

 *

Après plus de deux heures de discussions, l’assemblée prit fin, et Kobe Matthys prit soin de ne pas lui donner de conclusion. Chacun étant libre de murir la sienne à l’issue de la rencontre. De notre point de vue, et sans doute pour une partie de l’assistance, il ressortait de différents échanges que :

–      d’une part, c’était d’abord l’extra-chorégraphique, l’aspect du spectacle qui relevait de la dramaturgie, son côté théâtral, qui s’exprimait majoritairement dans les photographies plutôt que la chorégraphie elle-même dont tous s’accordaient sur la nature fluctuante et insaisissable – ce qui lui conférait une certaine aura mystérieuse.

–      d’autre part, les motivations des héritiers de Balanchine paraissaient avant tout pécuniaires. En effet, plutôt que de conclure un accord à l’amiable avec l’éditeur et finalement l’autoriser à publier les photographies incriminées, ils auraient pu exiger que les photographies les plus explicites soient retirées, ou faire engager un nouveau photographe avec un cahier des charges précis afin de tenter de réduire au mieux, par des cadrages spécifiques ou le recours à des flous et autres effets spéciaux, la porosité entre chorégraphie et photographie.

Mais gardons-nous de porter un jugement péremptoire et réducteur ! Au début de la séance, Kobe Matthys nous a conviés à « un exercice de doute » non pas à refaire le procès !

[1] Nous avons plaisir à utiliser cette expression forgée par l’écrivain belge Jean Ray, mais Kobe Matthys semble plus familier de l’œuvre d’un autre écrivain fantastique et paranoïde : le praguois Franz Kafka.

[2] Il faudra un éditeur courageux pour publier un tel livre susceptible de réactiver des polémiques éteintes et ainsi devenir lui-même l’objet de controverses juridiques. Ne parlons pas des droits de reproductions des œuvres citées…

[3] Les citations entre guillemets proviennent des textes descriptifs des Choses que Kobe Matthys a transmis au public et qui ont été traduits par Pascaline Garnier et Aurélie Foisil.

[4] Certains lecteurs cinéphiles pourront avantageusement comparer le jeu de Faith Dane à celui de Divine, chanteuse et actrice, égérie du cinéaste John Waters, dont la physionomie est certes bien différente, mais dont le port de tête autoritaire, le déhanché et la voix éraillée rappellent le style (précurseur !) de Faith Dane.

[5] La photographe préfère pour son propre travail prendre ses clichés lors de répétitions, ce qui lui donne plus de liberté et lui permet une approche plus intimiste de la danse.

[6] Rappelons que L’histoire de Casse-Noisette par Alexandre Dumas fut illustré, dès sa première publication en 1845, de centaines de vignettes gravées dessinées par le fameux Bertall (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8600293w/f9.image) tandis que la version originale du conte d’ Hoffmann a connu également de très nombreuses versions illustrées, signalons celle du tchèque Artus Scheiner en 1924 http://rebeldogcomics.com/ ) et celle illustrée par Emma L. Brock et publiée aux États-Unis en 1930. Ainsi, lorsque Balanchine monte son ballet en 1954, Nutcracker fait déjà l’objet d’une iconographie très riche et variée.

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Rotomago
ROTOMAGO [matthieu mevel] est fascinateur, animateur de rhombus comme de psychoscopes et moniteur de réalité plurielle. rotomago [@] unidivers .fr

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