L’émergence en Russie d’un mouvement national-socialiste homosexuel suscite l’étonnement, voire l’incompréhension(1). Pourtant, ce mouvement G.A.S.H., Gay Aryan Skinheads, est loin d’être un hapax. Nous avions déjà abordé ce sujet complexe dans une étude doctorale réalisée il y a quelques années et parue chez l’Harmattan en 2011(2). Nous la reproduisons ici en partie. Bien entendu, elle ne doit pas faire oublier que la très large majorité des homosexuels est tout à fait étrangère à l’idéologie nationale-socialiste et à cette expression gay arian, quels qu’en puissent être les attraits esthétiques.

 

gay arian

Si l’on en croit l’affirmation de Jonathan Litell dans  Le sec et l’humide, « homosexualité et fascisme ne vont pas de pair ». Cette affirmation générale et peu étayée est curieuse sachant que cet écrivain s’attache à démontrer dans cet essai l’homosexualité de l’officier S.S. rexiste Léon Degrelle. Qui plus est, le héros de son précédent roman, Les Bienveillantes, est également un officier S.S. homosexuel.

gay aryan national-socialists
Drapeau des Gay Aryan National-Socialists (extrait de la page VK du mouvement, selon le site vice, mais nous n’avons pas pu la retrouver sur ce réseau social russe)

Au contraire, nous pensons que le national-socialisme – que nous caractérisons par le qualificatif de « popularyen » (3) – s’est prêté à être objet de fantasme homosexuel. (C’est nettement le cas chez Marcel Jouhandeau avec son Voyage secret ou chez Jean Genet dans Pompes funèbres ou Journal du voleur(4).) Ce national-socialisme a même pu déployé pour certains une weltanschauung propice à l’homosexualité : un homofascisme.

(C’est à notre avis le cas du nazi homosexuel et directeur du périodique Le Soir, Raymond de Becker ; il était, comme son rival Léon Degrelle, proche de Hergé – ce rassembleur des bédéistes à la ligne et à la peau claires et père d’un Tintin asexué et antibolchévique souvent détourné par des milieux homosexuels ou/et extrémistes.)

Michael Kühnen
Michael Kühnen

Une des illustrations extrêmes de cette convergence est à mettre au compte du leader néonazi allemand Michael Kühnen qui affirmait dans les années 1980 que « le véritable national-socialisme est le national-socialisme homosexuel(5) » ; un national-socialisme où les homosexuels dominants sont les chefs de clans. Une version moins extrême se retrouve dans les mouvements et sites comme Aryan Resistance Corps (ARC). Comme le montrent certains travaux du pornographe Bruce LaBruce, la conception est simple : la race blanche est supérieure aux autres, l’homosexuel blanc est le maître de la race maitresse. De fait, elle diverge avec la vision des leaders européens homosexuels d’extrême-droite modérée comme Pim Fortuyn ou Jorg Haider.

Encore en 1937, malgré les efforts de répression déployés à Berlin (qui faisait avec Paris figure de capitale de l’homosexualité depuis la fin du XIXe siècle), Heinrich Himmler dénonçait le fait (à l’instar de Staline qui la criminalisa en l’assimilant à une perversion fasciste) qu’« aujourd’hui encore, il se présente tous les mois un cas d’homosexualité dans la S.S  »(6).

En fait, il semble que la combinaison de plusieurs influences soit à l’origine des pratiques homosexuelles qu’on constate déjà du temps des braune Sturmabteilung (S.A. – Troupes d’Assaut brunes), le service d’ordre paramilitaire et brutal qui se situait à l’aile gauche du Parti nazi (parti socialiste des travailleurs allemands), lequel était dirigé par l’homosexuel Ernst Röhm et son bras droit Edmund Heines.

partenau max rené hesse
Partenau

On peut citer Partenau de Max-René Hesse publié en 1929 et surnommé « le roman de la Reichswehr ». Ce dernier évoque le drame du retour du « spécial » au « normal », de la camaraderie virile et de la tension violente que connaît le soldat dans le « no man’s land » à la situation de la vie civile animée par des relations hétérosexuelles. Un lieutenant, génie militaire, héros et patriote, Ernst Partenau, est amoureux d’un brillant et jeune militaire de 22 ans, lequel refuse une relation intime, ce qui entraine ce premier à se suicider. En pratique, Partenau est animé par un rejet du Traité de Versailles, une volonté de revanche afin de redresser l’Allemagne et le peuple allemand jugé supérieur. C’est pour cela qu’il attend « ce chef de génie [Führer], qui fera de la place pour les Allemands » après avoir « extirpé d’Europe les peuples non-germaniques vers la Sibérie ». (À noter que le personnage de Partenau se retrouve jouer un même rôle d’initiateur à l’homosexualité dans les Bienveillantes de Jonathan Littell.)

Pour aller plus avant, il peut être utile de rappeler combien la République de Weimar libéra la parole, l’écrit, la presse – notamment satirique – et les mœurs d’une manière extraordinaire. Dans ce cadre et quant au sujet présent, on peut rappeler l’essor des théories de formation sexiste du jeune Otto Weininger, les visions du père fondateur de la défense des droits des homosexuels, Karl Heinrich Ulrichs (pour qui l’homosexuel était soit d’essence féminine soit un troisième sexe), de la sexologie du militant de la libération homosexuelle et de l’efféminement Magnus Hirschfeld (l’homosexuel était une femme enfermée dans le corps d’un homme) ainsi que de la communauté scoute, naturiste, pédophile, élitiste et racialiste de l’anarchiste Adolf Brand qui fonde la première revue gay Der Eigene (le Spécial ou l’Unique). Pour ce dernier et pour la communauté réunie autour de lui, l’homosexuel viril et dominant constitue l’élite de l’humanité : il est par nature supérieur à l’hétérosexuel et constitue le noyau fondateur de toute nation. Fortement marqué par le culte des guerriers antiques, Der Eigene promouvait un paganisme hellénique viril et homosexuel contre la barbarie dégénérée du christianisme. En fait, l’importance considérable de la théorisation du Männerbund (ligue virile) peut être mise au compte du révolutionnaire-conservateur Hans Blüher qui comptait parmi les écrivains les plus lus après la Grande Guerre. Il souhaitait accentuer l’organisation selon le Führerprinzip de communautés de camaraderie virile érotisée et autocultuelle et en faire un modèle social pour le Reich. De ce point de vue, un fil conducteur relie les influences suivantes jusqu’aux S.A. :

Death in June
Masque derrière lequel se cache Douglas Pearce, leader de Death in June

 – le Wandervogel, mouvement de jeunesse berlinoise apparu à la fin du XIXe siècle. Karl Fischer et Hans Blüher en furent théoriciens et animateurs. Ce scoutisme prônait, bien avant 1968, une révolution spontanéiste : aucun clan structuré, mais des bandes qui se font et défont en errant à leur guise sans règlement ni maître à penser et, surtout, loin des autorités et des valeurs chrétiennes – celles des parents et des personnes âgées qui sont conspués. Leur manière de saluer allait faire florès : le bras tendu levé.

– les Freikorps, milices paramilitaires de contrôle et de répression. L’un des chefs les plus en vue était Gerhard Rossbach. Cet homosexuel dominant, pervers et violent, imita le costume des faisceaux italiens et instaura le port de chemises brunes comme signe distinctif de sa troupe. Son adjudant, Edmund Heines, excellait dans l’organisation d’orgie avec de jeunes garçons. Un de ses frères spirituels, Ernst Roehm, allait faire carrière grâce au soutien apporté à Aldof Hitler dans le Parti Travailleur Allemand (Deutsche Arbeiterpartei) dont ce dernier devint le chef en 1921. Hitler – qui était entouré de plusieurs homosexuels depuis sa période viennoise – rebaptisa le mouvement en Parti ouvrier allemand national et socialiste et sa sécurité fut dévolue à Roehm.

misery and purity, death in june– le Jung Deutsche Orden, ordre féodaliste, mystique, raciste, exaltait l’héroïsme.

– les Hitler Jugend réunissaient des jeunes de six à dix-huit ans, voire vingt-et-un, autour de la pédagogie de Mein Kampf fondée sur l’endurcissement physique. Dirigé par Baldur von Schirach (que certains affirment bisexuel(6), dans un décorum esthétisant et à la cruauté tolérée : un système de domination-assujettissement fonctionnait avec la promesse « sang et honneur » et la perspective de monter en grade ; le tout dans une atmosphère que traduit bien le Carmina Burana de Carl Orff.

– En 1933, les S.A. comptaient plus de 2 millions de membres et des pratiques homosexuelles qui se déroulaient ouvertement, voire étaient encouragées.

misery and purity, death in june– En juin 1934 eut lieu la Nuit des Longs couteaux qui vit la victoire des SS sur les SA. Un groupe de musique industrielle homosexuelle aux accents nationaux-socialistes, connu depuis dans le monde entier, s’est baptisé en mémoire de ce jour (et de celui du suicide de Mishima)(7) : Death in june emmené par Douglas Pearce et son label néofolk NER ainsi que promu par Boyd Rice (voir au pied de l’article la radicale vidéo Total War).

En pratique, jusqu’à cette nuit (disons, quelques semaines auparavant) la presse homosexuelle était diffusée librement dans le pays. Elle était plutôt florissante à en juger par le nombre des titres. En septembre 1935, le Code pénal est renforcé pour permettre l’internement à vie des homosexuels. Ce n’est qu’à partir de 1937 que l’État s’engage avec vigueur dans une campagne antihomosexuelle.

Malgré la décapitation des S.A. en 1934, les pratiques homosexuelles se prolongèrent chez les S.S., notamment dans la Waffen SS. Himmler vit d’ailleurs son neveu et le frère de son propre adjudant, tous deux SS, poussés au suicide pour lesdites raisons. La contre-attaque fut donc féroce, mais son succès apparemment mitigé au sein de la Waffen-SS.

Nicolas Roberti



Notes

(1)

Cf. http://www.vice.com/read/meet-russias-gay-aryan-skinheads-finally-bringing-homosexuality-to-the-neo-nazi-world

(2)

Cf. Raymond Abellio 1907-1986 : Un gauchiste mystique, Volume 1, Editions L’Harmattan, 2011, 238 pages, cf. pp. 182-185

(3)

Le Völkischer Beobachter, organe officiel du Parti Ouvrier Allemand National-Socialiste, s’employa à promouvoir une certaine lecture de la pensée völkisch qui se développait depuis le tout début du XXe siècle. Cette conception communautaire et organique pangermanique alliait populisme, arianisme, paganisme, romantisme et écologie. Nous proposons de traduire ce terme de völkisch par le néologisme de popularyanisme, avec l’adjectif popularyen.

(4)

Cf. Journal du voleur, 1949, Gallimard, p. 167 : « La Gestapo Française contenait ces deux éléments fascinants : la trahison et le vol. Qu’on y ajoutât l’homosexualité, elle serait étincelante, inattaquable. », Pompes funèbres, 1947, Gallimard, dont pp.133-134 : « Je note encore qu’au centre du tourbillon qui précède – et enveloppe presque – l’instant de la jouissance, tourbillon plus enivrant quelquefois que la jouissance elle-même, la plus belle image érotique, la plus grave, celle vers quoi tout tendait, préparée par une sorte de fête intérieure, m’était offerte par un beau soldat allemand en costume noir du tankiste. » et p. 262 : « Il est naturel que cette piraterie, le banditisme le plus fou qu’était l’Allemagne hitlérienne provoque la haine des braves gens, mais en moi l’admiration profonde et la sympathie. Quand un jour, je vis derrière un parapet tirer sur les Français les soldats allemands, j’eus honte soudain de n’être pas avec eux, épaulant mon fusil et mourant à leurs côtés. »

(5)

Cf. National-socialisme et homosexualité, Ars magna, 2004, p.14 (trad. Michel Caignet).

(6)

Discours sur l’homosexualité, prononcé par Heinrich Himmler devant une assemblée de généraux nazis à Bad Tölz le 18 février 1937 : « Il est catastrophique qu’un jeune soit raillé au-delà de la normale parce qu’il est amoureux d’une fille, que pour cette raison on ne le prenne pas au sérieux, qu’on le considère comme un faible, qu’on lui dise que les durs ne s’occupent pas des filles. “Il n’y a que des amitiés de garçons. Ce sont les hommes qui décident sur terre”, lui dit-on. L’étape suivante, c’est l’homosexualité. Ce sont les idées de M. Blüher : » D’une manière générale, la plus grande forme d’amour n’est pas celle qui existe entre un homme et une femme. À cause des enfants, c’est quelque chose d’animal. La plus grande forme d’amour est l’amour sublimé qui lie deux hommes. Dans l’histoire du monde, les plus grandes choses en sont sorties. » Tout ceci n’est que le mensonge éhonté de ces individus qui revendiquent pour eux Alexandre le Grand et Bismarck. Il n’y a pas de grand homme que les homosexuels ne revendiquent : César, Sulla, etc. Je crois que, Don Juan mis à part, ils les revendiquent tous. Cela est présenté de manière attrayante aux jeunes qui font partie d’un mouvement déjà extraordinairement masculinisé et qui vivent dans des camps d’hommes où ils n’ont pas la possibilité de rencontrer de jeunes filles. Selon moi, il ne faut pas s’étonner que nous ayons pris le chemin de l’homosexualité. »

(7)

Cf. Lothar Machtan, The Hidden Hitler, éd. Machtan, 2001, p. 229.

(8)

Il s’agit de Death In June (successeur de groupe Crisis d’obédience trotskyste). En pratique, de nombreuses chansons couplent les concepts d’homosexualité, de spiritualité homosexuelle et de conception politique teintée de national-socialisme. En fait, ce couplage innerve les racines de la musique industrielle et néofolk avec des groupes comme Coil, Throbbing Gristle, Current 93, Front 242, etc. Cf. « Entretien avec Douglas Pearce », in Sounds magazine, 1985, (non numéroté) : « Regarding the Night of the Long Knives : « Our interest doesn’t come from killing all opposition, as it’s been interpreted, but from identification with or understanding of the leftist elements of the SA which were purged, or murdered by the SS. That day is extremely important in human history… They were planning execution or overthrow of Hitler, so he wouldn’t be around. We’d be living in a completely different world, I should imagine… It’s fascinating that a few people held the destiny of the world and mankind in their hands for those few hours and let it slip, and it could’ve gone either way.”

 

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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