Une BD, Facteur pour femmes. Un roman, Courrier des tranchées. Une période, 14-18, Première Guerre mondiale. Un thème : le rôle essentiel des facteurs et des courriers pendant le conflit. Les hasards de l’édition font que sont publiés simultanément un roman et une BD qui se répondent sur ce sujet rarement traité. Pour la plus grande joie des lecteurs.

 

courrier des tranchéesC’est l’histoire de deux tournées de facteur. La première se déroule à Londres dans les mois qui suivent le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Le facteur s’appelle Patterson et il est le père de John le narrateur et personnage central du livre. C’est encore le Londres de Dickens, celui des quartiers populaires, où la misère suinte sous la peur des Zeppelin. C’est aussi le roman du néerlandais Stefan Brijs. La seconde tournée sent bon les algues et les embruns bretons. Elle est effectuée par Maël, garçon au pied bot, descendeur fou de falaises à bicyclette, seul jeune homme restant sur une île occupée par des femmes seules, célibataires ou veuves d’hommes partis sur le front des tranchées. C’est encore l’époque des coiffes traditionnelles, du linge lavé collectivement sur la grève. C’est la BD de Quella-Guyot et Morice.

facteur pour femmesÀ Londres, le facteur collectionneur de livres, dont le fils préfère les souffrances du jeune Werther  à l’appel des recruteurs, n’en peut plus d’apporter des enveloppes aux familles, des enveloppes gris-bleu ou jaune pâle, frappées de la mention « On his Majesty’s Service ». Colporter la mort dans des foyers côtoyés au quotidien peut s’avérer aussi difficile que de se dresser devant la tranchée des « Fritz ». Devoir moral et mensonge, héroïsme et pacifisme, exaltation et réflexion ? Autant de contradictions que John, prisonnier des mensonges de son père qui deviendront bientôt les siens, devra résoudre quand lui aussi partira sur le front de la Somme à la recherche de réponses. Il devra gérer à distance les lettres interceptées par son père, en étant simultanément soumis aux réalités de la guerre puissamment décrites dans le roman.

En Bretagne pour Maël, la guerre se révèle une bénédiction :

Toutes les bonnes choses ont une fin, même la guerre.

facteur pour femmesCar l’île désertée par les hommes, ce sont des chemins nouveaux, des horizons inconnus qui s’offrent au facteur nommé pour l’occasion. Sur son vélo, il va s’approcher des maisons où la solitude devient trop forte, où l’absence de l’être aimé pèse dans les âmes, mais aussi dans les corps. Maël va pouvoir atteindre les mystères d’une chemise de femme ouverte sur une lourde poitrine. Pour poursuivre ses découvertes, il va devoir détourner des lettres, en découvrir le contenu, en modifier les termes et devenir le seul confident au gré des humeurs des destinataires. Moins ballot qu’il ne le paraissait, il va réécrire une guerre plus humaine en adoucissant la violence des sentiments.

Mentir, ne pas distribuer le courrier porteur de mauvaises nouvelles : tel est le destin commun de ces deux facteurs qui ont le sentiment de détenir dans leurs sacoches des vérités qui peuvent être mortelles et qui choisissent de les conserver par pitié ou par intérêt personnel. Au-delà de ce constat commun, la BD, comme le roman, a le mérite d’éviter les jugements péremptoires et de privilégier la finesse du trait à la leçon de morale. Les femmes seules trompent leurs maris avec Maël. John Patterson refuse longtemps de s’engager. Mais elles, comme lui, ont leurs raisons, leurs justifications, qui ne sont guère plus blâmables que les incorrigibles « va t’en guerre » ou les « mondaines parisiennes » du continent. Dans les deux ouvrages, les secrets gardés ont pour but essentiel d’éviter ou de soulager la douleur. La description de l’époque et des personnages secondaires contribuent à privilégier une forme d’humanité même au moment de donner l’assaut ou d’accueillir dans son lit un jeune amant inexpérimenté, mais si avide.

facteur pour femmeLes dessins de Sébastien Morice sont magnifiques et leurs couleurs chatoyantes et vives expriment une forme du droit au bonheur pour chacun, même en période de drame. Le style de Stefan Brijs, tout en douceur, exprime parfaitement les doutes de son héros John, qui préfère les mots au fusil, le mensonge à la vérité. Quand on ferme ces deux ouvrages, après avoir levé tous les terribles secrets subtilement révélés jusqu’aux dernières pages, à la manière d’un polar, on se sent incapable de juger les uns et les autres. Les deux facteurs apportent des mots qui peuvent annoncer la mort ou crier l’amour. À travers le destin de ces lettres anglaises ou bretonnes, ils prouvent que les mots sont toujours porteurs d’émotions. Comme une parabole de la littérature écrite ou dessinée et d’œuvres littéraires réussies.

Courrier des tranchées de Stefan Brijs. 590 pages. Éditions Héloïse d’Ormesson. 24 €. Lire le premier chapitre

Facteur pour femmes de Didier Quella-Guyot (scénario) et Sébastien Morice (dessins et couleurs). Éditions Grand Angle. 110 pages. 25 €

Prix pour la BD facteur pour femmes (MAJ):
– Prix auteur BD adulte au salon du livre et de la BD de Creil (novembre 2015)
– Grand Prix de la BD bretonne 2016 au salon Penn ar BD, à Quimper (mars 2016)

Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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