Dans L’ange de l’oubli, roman fortement autobiographique, Maja Haderlap raconte l’enfance d’une femme à Lepena, un village près d’Eisenkappel dans le sud de l’Autriche. Si la Seconde Guerre mondiale est terminée depuis longtemps, pour les Slovènes de Carinthie, elle est omniprésente. Avec ce récit familial, l’auteur redonne une place dans l’Histoire à un peuple, la minorité slovène d’Autriche, qui a lutté contre la germanisation de ce pays et le nazisme.

Dans ce dispositif de la narration historiographique, la résistance en Carinthie est stigmatisée comme une importation communiste yougoslave, menée par des Slovènes venus de l’autre côté de la chaîne montagneuse des Karawanken, ayant recruté par la force, menacé et violenté la population locale. On occulte le lien entre résistance armée et déportation.
Avec un style lyrique et poétique, l’auteur nous plonge dans une nature enchanteresse, un paysage vallonné à la frontière entre l’Autriche et la Slovénie.
Pendant la suite du trajet, l’après-midi donne à la lumière du soleil un ton doré et chaud qui plonge le Jaunfeld dans une mélancolie limpide. C’est une lumière qui a ôté toute couleur criarde et annonce la fin de l’été. Je regarde, étonnée, la Peca, notre montagne de chez nous que je contourne à moitié, car sa face nord a quelque chose de doux. Ici, la Peca est une montagne ventrue, un tas de sable allongé couvert d’une forêt et de prairies vertes. Son dos tout en longueur est hérissé de blocs calcaires qui donnent à la cime un air plus sévère…

Son grand-père était un partisan. Lorsque la police d’Eisenkappel descend à la ferme à la recherche du rebelle, elle violente Zdravko, tout juste un gamin et emmène Mici.
La narratrice grandit ainsi avec une famille et des voisins, enfermés dans le passé, « empoisonnés par leurs propres souvenirs », sans cesse tournés vers la mort. Souvenirs des partisans tués, des victimes des camps, des suicidés.
L’enfant veut enterrer ses morts, la fille de la cuisine noyée, les assassinés, les tués, les pendus, les morts inconnus des récits de grand-mère.
Comment une jeune enfant peut-elle grandir dans cette ambiance de mort, de violence avec une grand-mère ressassant la vie des camps, un père instable alternativement violent ou suicidaire, une mère peu concernée sans tendresse qui rêve de partir ?
La guerre est un sournois pêcheur d’hommes. Elle a jeté son filet vers les adultes et les retient captifs avec ses débris de mort, son bric-à-brac de mémoire. Une seule petite imprudence, une brève baisse d’attention et elle resserre son filet, elle tient déjà mon père qui avale l’hameçon du souvenir, mon père qui court déjà pour sauver sa vie, il essaie déjà d’échapper à la toute-puissance de la guerre.

Dans cet univers étouffant, l’adolescente essaie de se construire, de sortir de cette ambiance de mort tout en respectant le passé de ces partisans oubliés. L’écriture sera pour elle le moyen de transmettre, de réhabiliter l’histoire des partisans slovènes.
L’ange de l’oubli a dû oublier d’effacer de ma mémoire les traces du passé. Il m’a fait traverser une mer où flottaient vestiges et fragments. Il a fait s’entrechoquer mes phrases avec des ruines et des débris charriés par les eaux, pour qu’elles se blessent, pour qu’elles s’affûtent. Il a définitivement chassé l’image de l’angelot accrochée au-dessus de mon lit. Je ne le verrai pas, cet ange. Il restera sans forme. Il disparaîtra dans les livres. Il sera un récit.
C’est un roman difficile à appréhender par son côté sombre, mais d’une grande richesse, un roman où les plus âgés font leur devoir « de transmettre ce qu’ils savent aux jeunes, pour qu’ils ne restent pas un jour sans souvenir de leurs familles. », un premier roman puissant servi par une langue poétique très maîtrisée.
Maja Haderlap est née en 1961 à Eisenkappel. Écrivain et poète autrichien, bilingue allemand slovène, elle vit à Klagenfurt, capitale de la Carinthie. Elle vient de recevoir le Prix du premier roman étranger 2015 pour L’ange de l’oubli.
L’ange de l’oubli (Engel des Vergessens), Maja Haderlap, paru le 27 août 2015, Editions Métailié, 240 pages, 20 euros. Traduction Bernard Banoun
